dimanche 18 septembre 2016

L'étrange aventure de Lady Owen: du caprice au meurtre.

La mystérieuse vedette venue d'ailleurs

Le 14 avril 1924, Cinémagazine consacre sa couverture et plusieurs pages à une artiste que le metteur en scène Robert Saidreau "vient de découvrir" et qui "n'avait tourné qu'en Angleterre" : Edmée Dormeuil.
On y apprend qu'elle "eut un théâtre à Londres", qu'elle a "beaucoup tourné en Angleterre", et surtout qu'elle achève le tournage au studio de Boulogne de son premier film français L'étrange aventure.

Elle esquisse rapidement son CV, comme savent le faire les nouvelles vedettes mystérieuses : issue d'une famille de soldats, elle est née en France, elle a fait ses études en Angleterre pour être avocate et aime tirer à la carabine, passe sa vie à cheval et en automobile et élève une véritable ménagerie de singes, chiens, chats, tortues etc. chez elle. Le lecteur de 1924 aura compris que pour se payer un théâtre et des sports de luxe, les activités d'Edmée Dormeuil doivent être lucratives et qu'il ne peut s'agir là que d'une authentique vedette outre manche. D'ailleurs, on la surnomme "la femme la mieux costumée de  Londres". Ses succès ? The Better 'Ole de Bruce Bairnsfather et des "pièces françaises" et "une série de films anglais qui, malheureusement, ne sont pas passés en France."

Quel dommage !

Malgré l'assurance du journaliste J.-A. De Munto qu'elle est "fort jolie", on établie dans l'article qu'elle a une "figure drôle", peu propice à jouer les femmes fatales comme elle le souhaiterait : elle n'en a ni "le regard, ni les cheveux, ni le nez..."
Ainsi Robert Saidreau lui a concocté un rôle dans un film comique, ce pourquoi il est connu et reconnu. Elle compte déjà tourner un autre film avec lui par la suite, mais cette fois elle prévoit bien de co-écrire le scénario, comme elle avait fait pour son dernier film en Angleterre. D'ailleurs, à y bien regarder, on a affaire là à un vrai one-woman-show: elle co-écrit ses films, dessine elle-même ses costumes, a son propre théâtre... et l'article de se terminer sur le vœux que la France "la traite en enfant gâtée" ce dont elle a l'air de n'avoir que trop l'habitude. Les illustrations la montre assez dénudée, dans ses "créations à Londres".

Las, on aura peine à trouver beaucoup de renseignements sur cette super star dans d'autres publications de l'époque des deux côtés de la manche. Et si celui là et d'autres magazines continuent à parler du film après son tournage, un silence curieux tombe dessus dans les publications cinématographiques qui n'annoncent jamais sa sortie.
Bal musette

Un tournage original

Pourtant, dès le 18 avril, Cinémagazine nous gratifie d'un reportage sur le tournage.
La distribution (donnée dans un autre article de Mon Ciné) est la suivante :
Edmée Dormeuil : Suzanne
André Brunot : Le beau frisé
Pierre Etchepart : Paul de la Mainmise
Jean Magnard : André
Suzy Pierson, Georgette Lhéry, Andrée Warneck, Yvonne Favet, Solange Marchal, etc.
C'est le fameux Robert Gys qui en assure les décors et l'opérateur est Amédée Morin. On tourne les extérieurs à Nice et les intérieurs à Boulogne.

Bal musette
Le décor est celui d'un bal musette où règnent les apaches. Robert Saidreau apprend la java à sa mascotte, une vieille dame nommée Mirabelle qu'il fait tourner dans tous ses films et qui occupe étrangement la moitié de l'article. Le dernier paragraphe mentionne rapidement la vedette et on doit attendre le 31 juillet 1924, pour trouver dans le magazine Mon ciné un reportage sur les coulisses du tournage qu'on a légèrement renommé pour l'occasion : Une étrange aventure. Le journaliste, décidément mal renseigné, nous parle "d'Edmée Darfeuil". On y trouve le réalisateur très occupé qui raconte l'histoire de son film à la va-vite et l'équipe autour de lui qui s'échange des regards complices car ils lui ont joué un tour : afin de partir plus tôt, ils ont avancé sa montre d'une demi-heure "pour ne pas rater leurs représentations théâtrales du soir". Comme le tournage doit se terminer à 6H, on peut raisonnablement penser que la représentation n'aurait pas à en souffrir (pour ceux qui en ont une) et qu'il s'agit plus volontiers de quitter un plateau où l'on s’ennuie.
André Brunot, voleur bien accueilli par Edmée

Un scénario bien moins original

Pourtant, le sujet est une comédie : Suzanne, à la veille de son voyage de noces, scandalise ses invités en sautant au cou d'un homme dans un restaurant car elle croit reconnaître un blessé qu'elle avait soigné. Le voyage mal organisé, l'hôtel choisi est complet et ça n'est qu'au prix d'un scandale de Suzanne  que le couple obtient sa chambre. Son mari, qui souhaite récupérer la culotte dans le ménage, imagine un stratagème pour faire figure de héros, conseillé par un ami qui doit jouer le bandit. Suzanne et sa femme de chambre surprennent le complot et cette dernière, habituée des lieux mal famés, va aider à contrecarrer ces plans. Mais un vrai apache remplace le faux et de là nait la comédie.
Edmée Dormeuil tient en respect André Brunot

Si la gêne du réalisateur - scénariste est aussi palpable, c'est que cette histoire n'est pas d'une originalité à toute épreuve. C'est d'autant plus gênant qu'il s'agit en fait, à peine déguisée, de l'histoire d'un de ces précédents films, Méfiez-vous de votre bonne, sorti en 1920 et que l'on donnait encore dans les colonies jusqu'en 1922 au moins. Cette particularité n'échappe pas aux distributeurs, Les films Legrand, qui, une fois le film terminé, refusent d'en prendre livraison. Un autre argument de taille motive leur refus : la vedette s'y révèle très mauvaise. L'étrange aventure ne sortira jamais sur les écrans.

L'étrange aventurière

Theodore Owen
Mais pourquoi se lancer dans un tel film sans l'approbation du distributeur ? Pourquoi tout risquer sur une pseudo vedette inconnue, ingénue de 28 ans ? La clef réside précisément là. C'est qu'Edmée Dormeuil n'est pas n'importe qui.
Née Edmée Georgette Juliette Claudine Nodot au Havre le 6 avril 1896 d'un père fonctionnaire municipal et d'une mère directrice d'école maternelle. Elle obtient son brevet à 16 ans et se rend en Angleterre pour y apprendre la langue. Pour vivre, elle donne des leçons de littérature. Elle rencontre Theodore Charles Owen, un riche importateur de thé et de caoutchouc, âgé de 60 ans, avec deux enfants. Il l'épouse à Kensington le 8 février 1915 et, pour éviter l’invalidation du mariage, Edmée se vieillit de 4 ans afin de se passer du consentement de ses parents.

La petite fille du Havre est désormais immensément riche, est présentée au bal de la cour et mène grand train. Mais elle entend profiter de sa jeunesse. Elle joue en mars 1917, au Sloane Square "Miquette et sa mère" avec Fernande Depernay, Georgette Meyrald, Emile Rouvière, André Randall, Fernand Léane, Lucien Mussière, Saint Vallon et Jean Maréchal.

Au Oxford Theater, à partir du 4 août 1917, elle joue en effet le rôle de Victoire dans "The Better 'Ole", une comédie musicale basée sur un personnage de bande dessiné. La pièce se joue jusqu'au 23 novembre 1918 mais, sans doute peu encline à s'astreindre aux représentations quotidiennes, Edmée est remplacée avant la fin par Peggy Foster. Il faut dire qu'elle est prévue jouer des pièces françaises aux Théâtre des alliés de J. T. Grein, comme annoncé dans The Tatler le 6 février 1918. Et elle doit s'y tenir puisque des publicités l'annonce au Duke of York Theater, là encore, sans précision de titres. Elle tourne un film en 1919 : The odds against her, probablement financé par ses deniers car elle y tient le rôle principal. Le 12 novembre de cette même année, elle se présente au Victory Ball costumée en grappe de raisins.

 Mais surtout, elle trompe son mari à plusieurs reprises. Celui-ci demande le divorce en 1920 en citant un certain Samuel Inglety Oddie à comparaître. La procédure ne va vraisemblablement pas à terme mais le mari bafoué fait signer à sa femme la promesse de verser un tiers du partage de sa propriété à Ceylan, Marokona Estate, à chacun de ses enfant, Ruth et Reginald Owen, lors de sa mort. En échange, il semble qu'il rend la liberté à sa femme et évite le scandale du divorce.

Retour au pays


Mme Owen poursuit donc ses frasques avec un coroner, puis un Argentin nommé Gregorini avec lequel elle part vivre en France ostensiblement, 11 rue Lesueur à Paris. Elle décide d'embrasser une carrière d'étoile dans son pays natal de la seule manière qu'elle connaisse : elle donne 70.000 francs à un imprésario, M. Dante, pour tourner le principal rôle d'un film. Le scénario, parfois intitulé La double méprise, qui laisse augurer des quiproquos de vaudeville évoqués plus haut, a dû être concocté à la hâte pour satisfaire le caprice d'Edmée, par Robert Saidreau à partir d'une histoire déjà tournée, ce qu'il espérait naïvement qu'on ne remarquerait pas. Le script sera donc tourné sous le titre L'étrange aventure. Une fois confronté au refus des distributeurs, Edmée réclame la restitution de son argent et elle l'obtient en novembre 1928 devant le tribunal de commerce avec un bonus de 5.000 francs de dommages et intérêts. Cette même année, en décembre, elle paraît dans les journaux pour avoir perdu un collier d'une valeur d'1,5 million de francs qui lui a été restitué par une honnête couturière Mme Rejeade qui l'avait trouvé dans l'église de la Madeleine et pour lequel elle toucha 560 livres de récompense de la compagnie d'assurance. Edmée brasse des millions mais brûle la chandelle par les deux bouts et ses revenus vont fondre peu à peu.

Edmée et son collier retrouvé

Lady Owen

Entre temps, plusieurs évènements majeurs ont lieu : le 5 décembre 1925, Robert Saidreau, qui avait tourné plusieurs films depuis, meurt. L'instruction du procès n'a pas dû en être facilité. Edmée, elle, se voit devenir Lady Owen lorsque son mari est anobli le 19 janvier 1926 à l'issue de l'exposition coloniale de 1925 où son stand est très remarqué.

Mais le 22 mars 1926, Lord Owen décède. Non seulement elle est désormais officiellement libre de ses actions, mais son mari lui laisse 35.000 livres de rentes et toute sa fortune qui s'élève "à plusieurs millions". Elle oublie commodément de partager la fortune comme prévu.

M. Dante fait appel, en arguant qu'il a bien fait jouer à l'actrice le grand rôle demandé. En 1932, le verdict est confirmé en appel, mais le statut d'Edmée a une nouvelle fois grandement changé, qui l'empêche d'assister au procès.

Sexe, mensonge et crime

Héroïne d'un mauvais scénario
En effet, Gregorini part en Argentine en janvier 1930. Edmée se sent probablement délaissée et dans l'espoir de remonter le temps, elle consulte le 22 juillet 1929 le docteur Gastaud, spécialiste esthétique, afin de perdre du poids. Elle le séduit et le couvre de présents : un poste de TSF à 14.000 francs, une épingle de cravate avec une perle à 44.000, une garniture de bureau à 15.000, une pendule... Edmée achète son amour, comme tout le reste. Elle paie également des escapades amoureuses à Cannes, à Deauville, à Londres... et finit par prêter 100.000 à son amant. Officiellement, la somme doit lui servir à faire de la politique et se présenter au Sénat. Officieusement, il s'agit d'un prétexte pour justifier ses absences, mais le brave homme souhaitait améliorer les installations de son cabinet médical.

La bluette se transforme en cauchemar pour le docteur lorsque Lady Owen lui annonce être enceinte (un mensonge). Seulement voilà, le docteur est évidemment marié et, sentant le vent changer, rembourse petit à petit la somme due pour préparer la rupture. Lorsque vient celle-ci un an après leur rencontre le 23 juillet 1930, Edmée achète un revolver, boit pour se donner du courage et se rend au domicile du docteur à Marly où, dès son arrivée, elle tire à 4 reprises sur sa rivale, Léonie Gataud. Elle se rend sans protestation à la police. Mme Gataud survit mais Edmée n'échappe pas au procès donc l'instruction dure de juillet 1930 à février 1931.
Edmée pose dans le box des accusés

La vedette des assises

Le 24 février 1931, Georges Claretie rend compte, pour le Figaro, de l'entrée d'Edmée au tribunal et de son effet désastreux pour son image : la "Lady" lui fait l'effet d'une "fille de bas-étage" qui a sourit à l'auditoire en saluant comme une actrice, en faisant ressortir son ventre pour donner l'impression d'être enceinte. Sa chevelure peroxydée le choque, tout comme son maquillage outré qui dégouline à mesure que le temps passe. Il résume son impression : "une ribaude." Il décrit ensuite sa mine radieuse lorsque les 14 photographes présents la mitraillent et on peut en effet constater sur les photos qu'elle pose : souriante pour les photographes, elle affecte de reposer sa tête sur sa main, prend des poses. Voilà enfin le grand rôle de sa vie. Le petit parisien titre même sur des invitations qu'elle a lancé pour ce procès ! "Ne dites pas que j'ai engraissé" sont les propos qu'on lui prête à destination de la presse.

La prisonnière de luxe

Le jury délibère : on lui trouve des circonstances atténuantes, mais elle est condamnée à 5 ans de prison ferme. Elle sort avec le sourire. Malgré un pourvoi en cassation dont elle se désistera en mai, elle reste en prison. Ses conditions de détention à St Lazare sont néanmoins bien meilleures qu'à Versailles : elle paie une co-détenue pour lui servir de bonne et reçoit du courrier de soutien. En septembre 1931, le Président de la République lui accorde une mesure de clémence par laquelle elle peut reprendre l'administration de ses biens. C'est donc de sa cellule, en février 1932, qu'elle apprend avoir gagné son procès en appel contre l'imprésario de son film non distribué.

Avec sept mois de prévention derrière elle et une remise de peine prévisible, elle sort de la maison centrale de Haguenau, où elle avait été transférée, avant les 5 ans, le 14 mars 1933, et après être rentrée à Paris pour un court séjour, elle projette, selon les journaux, de rentrer à Londres chercher "la paix et l'oubli." Il faut croire que c'est là l'ingrédient de l'ennui car elle refait son apparition par la voix des airs en septembre à Paris, en provenance de Budapest et elle annonce vouloir passer son brevet de pilote pour devenir une "fille de l'air".

Auteur et ruinée

Elle travaille également à écrire. Fidèle à elle-même, et sans doute dans l'espoir de générer des liquidités, elle publie son autobiographie scandaleusement intitulée Flaming Sex, où des détails comme son cache-sexe en peau de tigre côtoient des photographies suggestives ou de mauvais goût, comme celle de sa main tenant un revolver. Puis paraît un autre livre The Sleepless Underworld. Elle avait déjà, selon son interview à Cinémagazine en 1924, écrit My soul unadorned, vraisemblablement pas publié.

Les enfants de feu Lord Owen se rappellent à son bon souvenir : Ruth Bryan Owen, devenue United States Minister au Danemark, et Theodore Henry Charles Owen attaquent Lady Owen en juillet 1934 pour avoir failli à ses devoirs d’exécutrice testamentaire et estiment que leur part s'élève désormais à 10.000 livres.

En 1936, la splendeur déchue.
Edmée développe également un nouveau hobby : le jeu. Elle dépense sans compter sur les tables de casinos, aux courses, etc. C'est la banqueroute.

En novembre 1936, on la retrouve dans les journaux devant la London Bankruptcy Court où elle comparait pour le non paiement de plusieurs factures extravagantes. On y apprend qu'elle a autrefois possédé jusqu'à 80.000 livres de bijoux. Aujourd'hui, elle laisse un passif d'un million. Mais elle produit un maillot de bain à 200 livres au tribunal pour justifier des tarifs déraisonnables de ses créanciers.

Lady Edmée Owen ne s'éteint que le 13 janvier 1983 à Kensington.

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