dimanche 28 juin 2015

Andrée Brabant, de vedette à vendeuse.

Une adolescente pas farouche

Andrée Brabant, "élevée au Champagne" depuis sa naissance à Reims le 23 mai 1901, décide de s'enfuir avec sa mère de la maison après avoir découvert que son père, chef de train, a une maîtresse. Pour ce faire, elle se fait engager comme sténodactylo à 30 francs par mois à Paris en mentant sur son âge et sur ses capacités à lire la sténo. Elle doit admettre en larmes à son patron qu'elle ne l'a jamais apprise. Celui-ci, moyennant des faveurs de la toute jeune fille, accepte de la garder et l'envoie livrer des couteaux suisses dans Paris. C'est ainsi qu'elle rencontre le maître de ballet de Mayol qui lui conseille de prendre des cours de danse et la fait engager chez Mayol où elle devient danseuse à seulement 14 ans, au début de la guerre. "J'avais pour habit mes cheveux et un petit slip" raconte-t-elle. C'est là qu'elle rencontre une amie qui arrondie ses fins de mois en faisant de la figuration pour le cinéaste Abel Gance qui est trop heureux de faire faire ses débuts au cinéma à cette petite ingénue aux yeux bleus et aux longues boucles blondes aux faux airs de Mary Pickford (Il la surnomme rapidement "Poussin" ou "Bébé"), alors très populaire à travers le monde.

Découverte par Abel Gance

avec Léon Mathot dans Le droit à la vie
Son premier rôle important sera donc celui de la protégée de Léon Mathot dans Le droit à la vie, tourné dans une propriété à Saint-Jean-Cap-Ferrat. Ce coup d'essai la propulse vedette à quinze ans et Andrée poursuit son contrat de 3 ans avec Le Film d'Art par un autre titre d'Abel Gance qui résonne comme un écho du premier : La zone de la mort, tourné à Nice et dans lequel Andrée Brabant joue le rôle d'une folle.

Ce contrat au Film d'Art prévoit qu'elle gagne 30.000 francs par mois la première année, avec une augmentation de 10.000 francs par an. Dans son hôtel particulier de Neuilly, elle accueille n'importe lequel de ses amis dans le besoin dans une de ses douzaines de chambres richement meublées en Louis XV et dilapide son argent pour les nourrir et les vêtir dans ce qu'on appelle bientôt "l'hôtel Brabant".

Elle travaille avec les meilleurs réalisateurs français de l'époque : après Abel Gance, c'est Charles Burguet qui la fait tourner dans L'âme de Pierre et Les yeux qui accusent. Viennent ensuite La calomnie de Maurice Mariaud et Hier et Aujourd'hui de Bernard Deschamps. André Antoine la fait travailler aux côtés de Romuald Joubé dans Les travailleurs de la mer (dont une version restaurée subsiste), puis Germaine Dulac lui confie le rôle principal de La cigarette avec Gabriel Signoret et Henri Pouctal la dirige dans Travail où elle côtoie de nouveau Léon Mathot ainsi que la grande vedette Huguette Duflos.

Avec Eric Barclay dans Le rêve
C'est Jacques de Baroncelli qui réalise les trois films suivants : La rose où elle incarne Lucile Neuillet, puis Flipotte, dont la vedette est de nouveau Gabriel Signoret, mais surtout son film préféré : Le rêve, d'après Zola (tout comme Travail), dont les extérieurs sont tournés au Mont Ventoux, dans le petit village de Malaucène, et la lumière, déjà très intense en studio, lui causera ici des lésions oculaires qui la rendront temporairement aveugle et la forceront à rester alitée plusieurs jours. Mais le jeu en vaut la chandelle car les critiques partagent sa préférence : Raphaël Bernard écrit dans Cinémagazine à propos de son interprétation : "Ah Angélique ! Délicieuse Angélique que vous fûtes, Mademoiselle Brabant. Vous avez fait là une création inoubliable, que je considère jusqu'ici comme la meilleure de votre carrière cinématographique. Vous avez été divinement belle, exaltée, tendrement humaine, délicate, mystique ; je souffrais avec vous, je comprenais vos espoirs, vos hésitations, vos douleurs et vous m'avez ému jusqu'au larmes dans cette fin où vous disparaissez dans le souffle d'un baiser précisément au moment où le bonheur vous tend les bras."
Son expérience de dactylo lui servira pour le rôle qu'elle tourne dans le dernier film de son contrat au Film d'Art, La maison vide, pour Raymond Bernard et sorti en octobre 1921.

Une popularité grandissante

Elle joue ensuite pour Henry de Golen et Georges Laîné Toute une vie, et La poupée du milliardaire, réalisé par Henri Fescourt, qu'elle tourne à Turin avec Stewart Rome, célèbre vedette anglaise de l'époque. Sa popularité dépasse peu à peu les frontière de la France. Pour ce dernier film néanmoins, la vedette masculine ne parle ni français, ni italien, et l'équipe française ne parle pas l'italien, ce qui assure un tournage cocasse. Après 15 films en 5 ans, elle reçoit des propositions venues d'Amérique qu'elle refuse, d'après Cinémagazine, et prend un repos bien mérité à la campagne.

à la campagne
Les articles fleurissent sur la vedette, désormais amie (et amante) de l'ancien Président Paul Deschanel, qui la décrivent comme menant une existence paisible dans une ferme à Villarceau en Seine et Oise où elle s'occupe de sa basse-cour, de ses deux chiens, habillée en fermière. Elle pêche, chasse et monte à cheval.
Ce repos terminé, elle part à Marseille tourner un cinéroman (un film à épisode, ici 10, populaire à l'époque) pour Pathé nommé Taô sous la direction de Gaston Ravel.

Son film suivant s'intitule Réhabilitée où son père veut l'obliger à épouser un homme infidèle. Elle tourne ensuite pour René Hervil Le secret de Polichinelle.

Ivan, l'amant passionné

dans Taô
Elle part ensuite à Londres pour rencontrer Ivan Mosjoukine et sa femme Nathalie Lissenko et tourner avec eux les premiers extérieurs d'un des sommets de sa carrière : Les ombres qui passent. Elle y joue la femme dans un couple heureux qui part à dos de cheval à la plage tous les matins. Le mari (Ivan) hérite d'une fortune et part à Paris où il rencontre Jacqueline, une femme fatale dont il tombe amoureux. Un scénario d'autant plus intéressant quand on sait que c'est la situation inverse qui a lieu sur le tournage : Andrée et Ivan deviennent amants et, avec la fougue et la passion qui caractérisent l'âme slave, celui-ci lui envoie chaque matin dans sa suite au Negresco une énorme botte de rose rouge à laquelle il joint un jour une enveloppe emplie d'une houppe maculée de son sang. En effet, il s'était tailladé les veines pour prouver son amour.

Inutile de dire que cette situation n'est pas du goût de Nathalie Lissenko qui surgit sur le tournage des extérieurs à la plage de Juan-Les-Pins avec un revolver pour tirer sur les amants. "Heureusement elle m'a toujours ratée" minaude Andrée avec un sourire ingénu dans une interview en 1964. Un garde du corps est alors engagé.

Burn out

Lors du tournage de la scène à  cheval, on juge que l'animal n'est pas assez fougueux et, pratiques d'un autre temps, on décide de lui faire respirer de l'ammoniaque. Les deux acteurs ayant, eux, et comme à leur habitude, bu beaucoup de vodka, le cocktail est détonnant. Le cheval, énervé, veut sauter. Mosjoukine le retient, le destrier se cabre et tombe sur Andrée qui se prend un coup de sabot dans la cuisse alors que l'animal se relève : 2 mois d'immobilité et dépression nerveuse pour l'actrice. On retrouve l'anecdote dans plusieurs de leurs interviews respectives. La jeune première garde donc le lit pendant que la troupe part en Corse tourner la suite des extérieurs (après Londres, Douvres et Nice) et tout le monde se retrouve ensuite à Paris pour les scènes d'intérieur.
En Égypte


Andrée récupère et reprend le chemin des studios pour La cible avec Nicolas Rimsky et Nicolas Koline. Mais la jeune actrice a présumé de ses forces et prend deux années de repos forcé. Elle en profite pour voyager, sa grande passion, et découvre la Grèce, et surtout l’Égypte qui deviendra bientôt très importante pour elle. En Grèce, elle devient l'amie intime du neveu du premier ministre Grec Elefthérios Venizélos, agé de 62 ans à l'époque, et elle en tombe enceinte. Le ministre la fait rentrer en clinique pour avorter sur sa demande.

Duvivier et l'adieu aux boucles

avec Jean Dehelly dans Le mariage de Mademoiselle Beulemans
Elle revient ensuite tourner sa première collaboration avec Julien Duvivier dans Le Mariage de Mademoiselle Beulemans, (ses souvenirs du tournage, en fait écrits par Jean Mitry, paraissent aux éditions "La renaissance du livre" et une copie du film est visible à la cinémathèque de Bruxelles) et lors du tournage à Bruxelles, elle remplace Totte, son vieux fox terrier par un nouveau nommé Totti. Mais son animal de compagnie n'est pas la seule chose qu'elle entend changer dans sa vie : comme tant d'actrices choisies adolescentes pour jouer des rôles de petites filles naïves, Andrée aspire à des rôles plus matures, plus en rapport avec son âge. Elle a donc fait couper ses longues boucles et elle déclare à Marianne Alby lors d'une interview : "Je ne souhaite pas retomber dans les rôles de la petite fille aux boucles blondes. Je me sens plutôt capable d'interpréter des personnages plus âpres, intensément dramatiques... L'ingénue au mielleux sourire a tous mes mépris."

avec Max de Rieux et Maurice Guillemin sur le tournage de La cousine Bette

en 1927

On le voit, l'actrice sent que les rôles d'ingénues ne sont plus pour elle. Mais le public a probablement le même ressenti : la question est de savoir s'il souhaite vraiment la voir dans un autre type de rôle. Deux années d'absence à l'écran se traduisent souvent par une désaffection des cinéphiles. De fait, à mesure qu'elle approche de la trentaine, elle quitte peu à peu les premiers rôles pour passer au second plan. Alice Tissot est la vedette de La cousine Bette (bien que Mon Ciné annonce Andrée dans "le principal rôle"), Claudia Victrix celle de La Princesse Masha, Marie Bell celle de Madame Récamier, et Rachel Devirys celle de Maternité...

Dans ce dernier film, Andrée Brabant joue même une mère qui devient grand-mère à la fin de l'histoire. Les rôles de petites filles sont bien loin en effet. Pour bien des actrices dont l'âge les éloigne du statut de vedette à l'époque, c'est le même évènement qui vient arrêter leur carrière chancelante de façon brutale : brutalement, les films se mettent à parler. Étonnement d'ailleurs, elle se souviendra plus tard que Maternité était pour elle un court essai de parlant alors que le film est muet. C'est que son réalisateur Jean Benoît-Lévy lui a effectivement fait tourner son premier film parlant, un court métrage intitulé La maison, où elle joue de nouveau la mère du petit Jimmy Gaillard, comme dans Maternité.

Au bonheur des dames, le malheur du parlant

Dita Parlo et Andrée Brabant dans Au bonheur des Dames
Andrée Brabant termine sa carrière muette avec un chef d’œuvre de Julien Duvivier, Au bonheur des Dames, qui sortira dans un Paris inondé de films parlants américains, et bientôt français. Il n'obtiendra pas le succès escompté. C'est pourtant son seul film muet édité en DVD ou disponible en VOD jusqu'ici. Mais même dans celui-ci, c'est Dita Parlo qui joue les ingénues cette fois, et Andrée joue ici "l'ancienne" employée qui la prend sous son aile. Il semblerait d'ailleurs qu'elle est la seule mannequin du salon qui ne défile pas et que le réalisateur a soigneusement évité de montrer en sous-vêtements, ses formes n'étant plus exactement celles d'une jeune fille de vingt ans.

au Grand Guignol
Devant la déferlante du parlant, de peur de ne pas arriver à maîtriser cette nouvelle technique, elle décide d'arrêter sa carrière afin de voyager, et reste 10 ans en Égypte à la cour du Roi Fouad 1er qui était un grand cinéphile mais dont les pratiques sexuelles, selon Andrée, consistaient à faire le chien et à exiger qu'elle fasse la chienne. Elle y côtoie également le Roi Farouk enfant.
Elle est donc adulée dans cette cour, et ne revient s'installer à Paris qu'à la seconde guerre mondiale.
On trouve pourtant des escapades en métropole où elle joue sur scène La fille Elisa, et une interview dans Mon Ciné du 13 avril 1933 nous apprend qu'elle a tourné son "premier film parlant" dans une pension de famille à Enghien-les-Bains, dirigée par Christian Jaque (un court métrage intitulé Le tendron d'Achille). Elle avoue dépenser son cachet au casino entre deux prises.
En 1939, elle joue sur les planches au Grand Guignol des rôles de terreur, comme dans "Un crime dans un maison de fous" de André de Lorde. Elle admet ne pas avoir osé déranger ses anciennes connaissances de cinéma pour reprendre une carrière. Elle tourne pourtant un unique film en 1939.

Cette expérience n'est pas son premier contact avec la scène : un sketch avait été écrit pour elle, qu'elle jouait avec Henri Duval lors des entractes au cinéma où son partenaire lançait "et dire qu'elle est vedette du cinéma muet et qu'elle parle tout le temps !"

Sans une question de Jacques Chancel sur sa fin de vie lors d'une interview, Andrée, modeste, n'aurait pas mentionné qu'elle a joué un rôle dans la résistance aux côtés de Joséphine Baker, période dont elle garde jusqu'à sa mort une pilule de poison qu'elle compte ingérer si sa santé se dégradait.
En 1942, son père qui vivait alors à 100 km de Paris, décède et l'actrice fait l'aller et retour entre sa représentation de matinée et de soirée.

Vendeuse de machines à laver

Démonstratrice en électroménager
Jamais mariée, elle vit avec sa mère, très malade, et elle déménage à Marseille sur les conseils des médecins en 1949. Elle espérait pouvoir y travailler soit aux studios Pagnol ou au théâtre. Ces espoirs déçus, et les soins de sa mère ayant engloutis ses économies, elle décide de devenir démonstratrice pour appareils électroménagers en répondant à une petite annonce de Brandt et en profitant de l'essor des toutes nouvelles machines à laver. Elle y trouve là, outre une satisfaction financière (7 à 8 millions d'anciens francs sur 11 jours environ) non  négligeable, une liberté quant aux horaires et un contact avec le public qui lui sied. Elle vend même des tracteurs agricoles au hasard des foires auxquelles elle participe. Ce métier lui permet, à son grand bonheur, de voyager en Tunisie, au Maroc, l'Algérie, etc.

En 1955, Ciné Revue lui consacre un article intitulé "Que sont devenues les stars d'autrefois ? Vedette de plus de 100 films, Andrée Brabant abandonna le cinéma par amour". En 1956, elle déménage à Toulon, et y poursuit son métier de démonstratrice au sein d'une grande entreprise locale.

Baroud d'honneur

Chez elle en 1964
En 1964, elle écrit à Abel Gance pour le solliciter : il lui a fait tourner son premier rôle, pourrait-il lui faire tourner le dernier ? Celui-ci lui répond gentiment mais sans donner suite à sa supplique. Son désir ne sera que très partiellement exaucé : c'est en fait Jean Gabin et Fernandel qui lui offriront son dernier rôle dans L'âge ingrat de Gilles Grangier car ils souhaitaient engager une actrice vivant sur place. Son nom n'aurait peut être pas été mentionné au générique sans sa renommée passée : elle joue un rôle de matrone ridicule à bord d'un pédalo nommé Titanic qui gesticule en constatant que l'embarcation coule : ses rares dialogues sont couverts par le cabotinage de son mari de l'écran, Noël Roquevert. Mais son rôle devait être plus conséquent. Si Fernandel est charmant avec elle, elle considère Jean Gabin froid et distant et lui fait remarquer : piqué, l'acteur réduira son apparition à peau de chagrin. On comprend pourquoi elle ne s'aventurera plus jamais devant la caméra. Le film est néanmoins disponible en DVD.
Andrée Brabant et Noël Roquevert

Cette même année 1964, la télévision la retrouve à Toulon pour le premier numéro de l'émission Trente ans de silence de Charles Ford et France Roche, où elle évoque ses souvenirs et se déclare heureuse, un brin nostalgique mais sans regret.

En 1975, elle subit une attaque cardiaque, une épreuve qu'elle surmonte courageusement.

Une très jeune senior

Sa photographie favorite
Le 6 décembre 1978, elle passe à la radio dans l'émission de Jacques Chancel : Radioscopie. Elle habite à l'époque dans une vieille bastide de 2 pièces à Belgentier, près de Nice, où elle dit souhaiter être enterrée. Mais elle est encore très active, et déclare avoir encore "des amoureux" et ne se limite pas à "l'amour du cœur". "Il n' a pas d'homme impuissant, il n'y a que des femmes maladroites" confie-t-elle, mutine. Elle garde également les 4 enfants de ses voisins et s'occupe d'une petite trisomique. Elle confie ne s'être jamais mariée et n'avoir jamais voulu d'enfant de peur de tromper son mari ou de rendre l'enfant malheureux par un divorce. Elle met toujours un point d'honneur à quitter ses hommes avant de les tromper. Malgré ses nombreux amants, elle ne souvient que d'un seul homme, connu pendant 18 ans à Saint-Jean-Cap-Ferrat, avec lequel elle pense qu'elle aurait pu vivre.
Dans cette interview, Jacques Chancel répète plusieurs fois qu'elle a tourné 150 films. Andrée se souvient avoir tourné en Espagne, en Italie et en Allemagne entre autre. Pourtant, dans sa filmographie, à part Más allá de la muerte (Au-délà de la mort) qui a été tourné au moins en partie à Paris, et, on l'a vu, La poupée du milliardaire tourné en Italie, on ne trouve pas d'autres titres étrangers. Ce pourrait-il que des films manquent à cette liste (il en faudrait plus de 100 pour arriver à ce compte) ? Quid, par exemple, de ce film Nemrod et Compagnie qui y apparaît comme son premier film alors qu'Andrée ne le mentionne jamais en interview ?
Le 18 août 1982, elle participe à une nouvelle émission de radio sur le travail des émigrés russes dans le cinéma français.
Cette vie remplie se termine finalement le 2 novembre 1989 à l'hôpital de Toulon.
Cliquez "j'aime" sur la page Facebook si vous aimez mon blog.
C'est tout pour aujourd'hui les amis ! A bientôt !

Aucun commentaire: