vendredi 27 juillet 2018

Suzannne Delmas, une femme libre !



L'année dernière, une lectrice du blog m'a contacté et m'a gentiment offert de partager ses recherches sur son aïeule qui se trouve être Suzanne Delmas, actrice de 1923 à 1930 dans le cinéma français.
L'article qui suit sera donc le premier à avoir été rédigé par un contributeur extérieur, et je souhaite vivement que ce ne soit pas le dernier, tout heureux que je suis de ce partage d'informations fascinantes.
Si vous désirez rentrer en contact avec les auteurs de cet article, écrivez-moi via la page Facebook du blog.

Un nouveau siècle pour tout changer

Au début du 20ème siècle, la femme française est encore une éternelle mineure devant obéissance à son père ou à son mari. Née le 13 août 1901 dans le IXe arrondissement de Paris, Suzanne Marie Marguerite Delmas, fille de Georges Delmas et première petite-fille de Prosper et Marguerite Delmas, va montrer aux femmes de sa famille qu’il existe une autre voie que celle de femme au foyer.
Photo de famille

En mai 1907.


À 18 ans, Suzanne se joint encore aux promenades familiales au Jardin des Tuileries, mais c’est déjà une jeune femme résolument moderne (à gauche avec le chapeau) qui pose avec son petit frère et ses cousins germains, les Quetand.


Suzanne a le goût de l’écriture. A-t-elle hérité ce don de son ancêtre Aîné Pluchonneau ? Ce n’est pas impossible… En tous cas, ce talent va lui ouvrir la voie de l’indépendance !

Théâtre

Elle débute au théâtre en interprétant elle-même une pièce en 1 acte en vers, dont elle est l’auteur et qui a pour titre « La Résurrection de Diane », puis elle joue une « Revue » de Nozière. Remarquée, elle aborde rapidement les grandes scènes en jouant à Edouard VII : « Le Retour d’Hélène », toujours de Nozière. Cette pièce obtint un tel succès qu’on la conserva au répertoire. Elle joue ensuite à la Comédie des Champs-Élysées : « Pohu, Brave homme », en compagnie d’Alice Tissot.
Elle publie en même temps une plaquette de vers : « Les Nostalgiques » aux Éditions des Presses Française.
Mais c’est en écrivant des contes pour les grands quotidiens tels que « Paris-Soir», «l’Avenir», que Suzanne va rencontrer plusieurs personnalités de la critique cinématographique qui l’orientent vers le cinéma. C’est en effet l’un de ses rêves d’artiste.

Le 7e art

Elle commence par une petite apparition dans Le costaud des épinettes du grand Raymond Bernard qui sort le 6 avril 1923. Cette histoire sera de nouveau adaptée sous le titre Amants et voleurs par le même réalisateur en 1935. Rien d'étonnant puisque c'est son père Tristan Bernard qui l'a écrit avec Alfred Athis. Ciné pour Tous en parle comme d'un "bon film".
Le rôle suivant l'attend dans une comédie de Pierre Colombier intitulée Soirée mondaine avec le célèbre André Luguet, sortie le 8 février 1924.
En 1927
Dans Faubourg Montmartre de Charles Burguet, elle côtoie Gaby Morlay et Maurice Schutz dans une histoire d'enfant prodigue. Son rôle s'étoffe un peu. Le film sort le 16 janvier 1925.
Elle joue ensuite la mère du protagoniste Aimé Simon-Girard dans le populaire Mylord l'Arsouille de René Leprince, un cinéroman en 8 épisodes dont le premier sort le 24 avril 1925 sur les écrans. On note la présence au générique de Claude Mérelle, qui quelques années avant, avait créé la sensation en jouant nue dans Le roi de Camargue avec Charles de Rochefort, et Louis Blanche, père du petit Francis. Alors que le premier rôle féminin devait être assuré par Lily Damita, c'est finalement Maria Dalbacin qui le campe. Et c'est cette même actrice que l'on retrouvera à l'affiche d'un film où Suzanne Delmas obtient un rôle substantiel : L'espionne aux yeux noirs d'Henri Desfontaines, qui sort le 8 mars 1926.

Le 24 décembre de la même année, on peut la voir dans une adaptation d'Eugène Sue (Les mystères de Paris) par Luitz-Morat (Surcouf). Elle y retrouve Claude Mérelle et Maurice Schutz.
C'est de nouveau Henri Desfontaines qui lui fait tourner le rôle féminin principal d'un nouveau cinéroman : Poker d'as, sorti le 9 mars 1928, où elle partage l'écran avec le fameux René Navarre, toujours auréolé de son succès dans Fantômas.
Photo dédicacée par Suzanne à son amie Germaine Lescrinier en Avril 1928 pour la sortie de Poker d’As.
Pourtant, Suzanne ne lâchera pas le théâtre. Citons, parmi les nombreuses pièces qu’elle jouera : « Ta Bouche », opérette en 3 actes reprise au Théâtre Daunou en 1925, « Le Forgeron », pièce inédite de Théodore de Banville, « Un homme sur la paille », comédie vaudeville en 3 actes de Henri de Gorsse, et « Nous ne sommes pas si forts ».
Ajoutons à cela une saison d’opérette classique à Nice, et enfin chaque année, avec fidélité, la Revue de l’École Supérieure d’Aéronautique.
En effet, traditionnellement chaque année, une soirée théâtrale appelée revue, pleine de gaieté et de bonne humeur, est organisée par l'Association des élèves de l’E.S.A. (École Supérieure de l’Aéronautique) au profit de leur caisse de secours. Les élèves présentent pour cette occasion une opérette-revue en plusieurs actes. La trame est centrée sur l'aéronautique et l'action se passe à l'intérieur de l'École.
Cinémagazine n°42 du 21 octobre 1927
L’Association reçoit le concours de vedettes de la scène dramatique parisienne comme "Suzanne Delmas du célèbre Théâtre Femina". Les représentations de 1925, 1926 et 1927, écrites et jouées par les élèves, ont lieu au théâtre Albert 1er. Des danseurs, un orchestre de dix musiciens et le groupe d'élèves "The Coconut's Jazz" accompagnent ces spectacles. En 1925, pour la revue "Atout... Pétrole", elle compose et déclame une "Ode à l'aviation" en l'honneur de l'École.
Début Septembre 1927, elle part avec la troupe d’Adelqui Millar pour tourner, sur la Côte d’Azur, une adaptation de « Souris d’Hôtel », la pièce de Paul Armont et Marcel Gerbidon. La troupe sera de retour à Paris vers le 15 Septembre et les intérieurs de Souris d’Hôtel seront alors réalisés au studio Epinay.
Entre deux films, Suzanne trouve le temps de passer son permis de conduire, qu’elle obtient en Janvier 1928. (En 1897, La Duchesse d'Uzès fut la 1ère femme à obtenir le « Certificat de capacité », et à être verbalisée l'année suivante pour excès de vitesse à 15 km/h ! …. Ce n’est qu’en Décembre 1922 que le « Certificat de capacité » devient « Permis de conduire »). La notoriété de Suzanne grandit, et avec elle les potins de la presse « people » de l’époque qui lui prêtent des caprices de vedettes où elle ferait des scandales dans les hôtels pour la pâtée de son chien, ou qui annonce des mariages imminents. 
 
Permis de conduire de Suzanne Delmas

Berlin

Après le tournage de Souris d’Hôtel commence pour Suzanne une période de calme et d’attente. Elle est si triste de ne plus travailler qu’un jour, elle réunit ses économies, prépare une malle et s’embarque dans le Nord-Express Paris-Varsovie pour aller tenter sa chance à Berlin. Elle descend à l’hôtel ADLON, siège du cinéma international et repère préféré de la presse étrangère, et y noue des contacts qui lui permettent bientôt de signer son premier contrat avec la société DEFU pour la First National. Voici un extrait des confidences de Suzanne aux reporters de Photo-Ciné et Cinémagazine venus l’interviewer :
« Dans le film « Ritter der Nacht » j’eus comme metteur en scène Max Reichmann qui s’exprime très correctement en français. Par contre, mon partenaire William Dieterle ne savait à peu près dire que « bonjour » et « Louisette » qui était mon nom dans le film. Nous avions également une artiste viennoise « La Jana » et un artiste russe « Koval-Samborski », mais nous arrivions tous à nous comprendre par gestes et presque tous, loin de nos patries, nous avons formé une petite famille internationale. Le travail en studio s’effectue ici très vite, mais habituée comme je l’étais à voir achever en 3 mois un cinéroman de 7 ou 8 épisodes, je n’ai pas été étonnée de terminer ici un film en 3 semaines. J’ai retrouvé, comme en France, le metteur en scène en bras de chemise, s’épongeant souvent le front, le régisseur affairé, l’opérateur qui ne « s’en fait pas », et les artistes qui fument derrière le dos du pompier ! Tout cela aux sons variés du traditionnel piano qui change ses airs de scène en scène comme s’il accompagnait des actualités. »
Cinémagazine n°45 du 9 novembre 1928

Peu de jour après avoir terminé « Ritter der Nacht », Suzanne est convoquée par la MÉMENTO-FILM, et après un entretien d’une heure, elle signe son contrat pour tenir le rôle principal d’une grande production.
Elle confie ensuite aux reporters de Photo-Ciné et Cinémagazine :
« Le rôle de la Princesse Ludmilla Woronzoff est, avec le rôle de la Mayeux du Juif Errant, les 2 compositions qui m’ont le plus passionnée. Passer des élégances des dernières années de la malheureuse cour de Russie à des scènes de guerre, endosser le costume d’infirmière russe qui ressemble à la coiffure des carmélites, pour finir misérable sur un banc de Berlin avec un enfant endormi dans les bras, il y a là matière à des sentiments divers capables de séduire le cœur d’une artiste.
Le metteur en scène Nicolaï Larin ne parlant que le russe, nous étions obligés d’avoir recours à des interprètes pour l’explication des scènes aux artistes allemands et à moi-même, qui était la seule française engagée dans le film.
Le studio Jofa est spacieux et pratique. Nous eûmes parfois 4 décors différents à tourner le même jour, ce qui nous menait jusqu’à 10 ou 11h du soir. Les extérieurs furent tournés aux environs de Potsdam, dans un joli château dont le parc est limité par les lacs qui sont une des belles caractéristiques de cette contrée.
 
Le calvaire d'une Princesse
L’impression générale de ces 5 mois de travail en Allemagne est un sentiment de production intensive. Je ne lisais même plus un journal et c’est par l’Argus de la Presse que j’appris un jour que j’avais obtenu la 3ème place dans le concours de vedettes organisé par le journal allemand die Filmwoche.
En dehors des heures de travail, j’ai quand même pu visionner de nombreux films, j’ai visité Potsdam et quelques musées. Puis, fatiguée du bruit de l’hôtel Adlon, j’ai pris un appartement à Charlottenburg, au bord du joli lac de Litzensee. Plusieurs mois encore je devrai rester loin de ma patrie, mais Berlin, la ville des jardins et des fenêtres fleuries, m’a fort bien accueillie et je commence à comprendre son charme qui touche au romantisme ! »
Avec ce premier grand rôle, Suzanne semble donc avoir gagné son pari en s’expatriant en Allemagne, comme ses compatriotes Suzy Vernon et Gina Manès avant elle. Elle s’est fait un nom en quelques mois, et à l’occasion de sa 3ème place dans un concours de vedettes, elle bénéficie d’une photo pleine page dans le magazine illustré « Revue des Monats » (revue du mois) de Juillet 1929, photo accompagnée du commentaire suivant : "Coiffure à la garçonne pour une tête couronnée (de prix). L’actrice Suzanne Delmas, coiffée par le Salon « Vöste », Berlin."
Revue des Monats (Juillet 1929)

Ce succès n’est pas qu’une question de chance : N’oublions pas que Suzanne, avant de devenir actrice, a débuté par l’écriture : c’est un poète, doublé d’une femme d’action ! C’est ce qui lui a permis de nouer des contacts si rapidement en débarquant à l’hôtel Adlon à Berlin en 1928 : Les romanciers allemands, sachant qu’elle écrivait aussi, l’ont accueillie comme un confrère et ont facilité beaucoup sa tâche en prodiguant avis et renseignements précieux. Elle rencontre entre autres le Dr. Karl Vollmöller, écrivain très apprécié, et Mme Lilly Ackermann, femme de lettres parlant très bien le français, qui lui fait découvrir un peu la véritable Allemagne.
Après Dornenweg einer Fürstin, Suzanne doit se rendre en Pologne où seront tournés les extérieurs de son prochain film pour MÉMENTO–FILM : Les Douze Brigands, scénario tiré d’une vieille chanson russe. Mais le tournage de ce film muet est apparemment reporté, et quand Georg Asagaroff le tournera en 1930 sous le titre allemand : Das Donkosakenlied, Suzanne, sans doute prise par d’autres engagements, n’apparaît plus au casting. Titre de la version française : Sous l’outrage.
Suzanne signe alors pour un rôle secondaire dans le film Der Mann, der nicht liebt – Film muet de Guido Brignone pour tenir le rôle de Ginette, "ein Apachen-mädchen" (= une fille apache", terme qui désigne les "voyous" parisiens au début du XXe siècle). Titre de la version française : L’éternelle idole.
Le script de ce film est tiré d’une pièce maîtresse du théâtre d’Alexandre Dumas écrite en 1836 : « Kean, ou Désordre et Génie ». Cette pièce de théâtre était basée sur la vie du très réel Edmond Kean, génial comédien britannique (1787-1833) qui connut une immense popularité en tant qu'acteur shakespearien. Le film transpose l’histoire de Kean dans le monde moderne et conte la vie d’un artiste de théâtre qu’une déception amoureuse pousse à l’alcool et à la débauche. L’amour pur d’une jeune fille le régénèrera.
Les rôles principaux sont tenus par Gustav Diessl et Agnès Esterhazy (ci-contre), et Suzanne Delmas doit se contenter d’un rôle secondaire. Mais comme l’écrit Jean de Mirbel dans sa critique du film dans le Cinémagazine N° 29 du 19 Juillet 1929 : « Suzanne Bianchetti, Colette Darfeuil et Suzanne Delmas n’ont évidemment pas grand-chose à faire, mais les quelques plans dont on les a gratifiées leur suffisent à prouver une belle sûreté de métier et une véritable intelligence scénique. »
Enfin, toujours à Berlin, Suzanne signe avec les films ALBATROS son premier film parlant, dirigé par Robert WIEN, sur des dialogues de Jean GUITTON : Le Procureur Hallers, film parlant, tiré de la pièce de Paul Lindau : "Der Andere" (L’autre), réalisé par Robert Wien, avec Jean-Max et Colette Darfeuil dans les rôles principaux où elle joue le rôle de Emma.
Robert Wien a tourné les 2 versions (allemande et française) à Berlin, en enchaînant la version française immédiatement après avoir fini le tournage de la version allemande comme c'était l'habitude au début du parlant, le doublage n'étant pas alors en faveur dans l'industrie.
L'histoire est la suivante : Le procureur Hallers, connu pour sa rigidité et son intransigeance, souffre, sans le savoir, d'un dramatique dédoublement de la personnalité qui fait de lui, dans les bas-fonds de la cité, un redoutable voleur et un efficace proxénète.... À force de volonté, il parvient à reprendre le dessus et déclare même en Cour d’Assises que les assassins ne sont pas tous responsables.
Aussitôt terminé le tournage du Procureur Hallers, Suzanne part pour Copenhague, où elle doit interpréter un rôle parlé et chanté dans la version française d’un film qui sera tourné moitié au Danemark, moitié au Groenland : Ekaluk, la Vénus du pôle (Eskimo) réalisé par Georges Schneevoigt, avec dans le rôle d’Ekaluk : Mona Mårtenson, et dans le rôle de Jack Norton : Raymond Guérin.
Malgré le tour de force évident qu'il représente, lorsque le film sort sur les écrans parisiens en 1931, l’accueil réservé par les critiques est plutôt mitigé !
Suzanne sait-elle déjà que ce film sera son dernier ?
Après avoir tenu des rôles importants en 1928, comment gère-t-elle ce retour à des rôles mineurs ? Les opportunités de grands rôles féminins sont rares, et la concurrence est rude. Suzanne a 30 ans et elle se lasse peut-être de chercher sa place dans des projets cinématographiques masculins ? À cela s’ajoute l’arrivée du cinéma parlant, qui met fin à la carrière d’un grand nombre d’acteurs dont les voix sont boudées par le public.

Retour à Paris et la romance

En tous cas, une fois rentrée à Paris, si sa carrière d’actrice marque une pause, Suzanne continue de travailler comme critique cinématographique, et on la retrouve enregistrée comme telle dans l’Annuaire Général des Lettres entre 1931 et 1934. Peut-être est-ce aussi le mal du pays qui la ramène en France, ou tout simplement l’amour ? En effet, au recensement de 1931, Suzanne cohabite au 12 avenue de Villars, Paris VIIe, avec Paul Zenner, né le 31 mars 1897 à Paris XIIIe. Mais qui est-ce ?

Né dans les Vosges en 1833 le grand-père de Paul ZENNER, Jean Nicolas ZENNER, est soumis avec ses conscrits de la classe 1853 au recrutement militaire par tirage au sort. N’ayant pas les moyens de se payer un remplaçant, Jean-Nicolas part donc le 13 Juin 1854 pour le 52ème régiment de ligne. Il doit cinq ans de service dans l’armée d’active et quatre dans l’armée de réserve. Nous sommes sous le Second Empire et la France, engagée dans la guerre de Crimée (1853-1856), fera ensuite la Campagne d’Italie en 1859 !
19 ans plus tard, en 1873, Jean Nicolas est brigadier à la 2ème légion de la garde républicaine (caserne Tournon) à Paris 6ème lorsqu’il épouse Marie Claire BOUDIÈRE, également native des Vosges et domestique dans le 16ème arrondissement.
À la naissance de leur fille Jeanne Claire ZENNER en 1879, Jean Nicolas, toujours brigadier à la garde républicaine, est alors caserné à Lobau (Paris 4ème), et sa femme ne travaille plus. En 1892, on retrouve le couple ZENNER installé dans une loge de concierge au 73 Avenue d’Autun (Paris 8ème). Jean Nicolas ZENNER a 59 ans et il est probablement retraité de l’armée.
Jeanne ZENNER n’a que 13 ans lorsque son père décède le 21 Décembre 1892 et elle reste seule avec sa mère, ce qui explique qu’elle gagne déjà sa vie comme comptable à l’âge de 17 ans quand elle met au monde son fils Paul Jean Baptiste ZENNER en 1897.

L’acte de naissance de Paul Zenner du 31 Mars 1897 nous apprend qu’il est, comme son grand-père, fils de père non dénommé. Pour les enfants naturels et illégitimes (nés hors mariage), il fallait systématiquement une reconnaissance pour que la filiation soit établie. Dans le cas de Paul Zenner, son père étant absent et sa mère n'étant pas relevée de ses couches, la déclaration de naissance faite par la sage-femme en la mairie du XIIIe ne vaut pas reconnaissance. Et ce n’est que 10 ans plus tard, le 19/01/1907, que Jeanne ZENNER fera la démarche de reconnaître son fils Paul par acte de reconnaissance dressé en la mairie du XVIIIe.
Toujours comme son grand-père, Paul Zenner est appelé alors que la France est en guerre, et sa fiche matricule nous confirme qu’il va faire campagne contre l’Allemagne du 11/08/1916 au 27/09/1919, d’abord dans l’artillerie lourde puis dans l’artillerie de campagne. Passé brigadier en 1917 puis Maréchal des Logis en Mars 1919, il est mis en congé illimité de démobilisation en Septembre 1919 avec certificat de bonne conduite.
Sa fiche matricule militaire n°3921 nous renseigne également sur :
·       son physique (un bel homme d’1m80 que les cicatrices à la joue et à la jambe droite doivent rendre assez fascinant),
·       ses professions successives : employé assistance publique, puis Agent de publicité, enfin Représentant de l’Agence Havas.
À sa démobilisation, Paul a 22 ans et il retourne vivre avec sa mère au 63 rue Damrémont, Paris XVIIIe. Pourtant il travaille et gagne sa vie, et pourrait sûrement quitter le giron familial. A-t-il des scrupules à laisser sa mère qui l’a élevé toute seule ?
En tous cas, la mère et le fils sont toujours domiciliés à cette même adresse dans le XVIIIe lorsque Paul, âgé de 25 ans, épouse le 14 Novembre 1922 une jeune fille de bonne famille Jeanne Amélie LAUBEUF. Ninette, comme elle se fait appeler, a 19 ans et vit chez ses parents au 11 rue François Ponsard dans le XVIe. Bien-sûr, ses parents vont faire établir un contrat de mariage chez leur notaire Maître Brécheux. Le mariage est célébré en grande pompe à Notre Dame de Grâce de Passy.
On note que pour la presse (et peut-être aussi pour la famille Laubeuf), Paul Zenner n’est plus fils de Jeanne Zenner et de père non dénommé, mais il est devenu fils de M. J. Zenner, décédé, et de Mme Zenner …
Paul fait profiter sa mère de sa nouvelle fortune : Jeanne Zenner quitte le XVIIIe pour venir s’installer près des berges de la Seine au 7 rue Beethoven dans le 16ème, pas très loin des beaux-parents de son fils.
En 1923, Jeanne a 43 ans et son fils enfin marié, elle décide de penser un peu à elle : le 31 Mars 1923, elle épouse en premières noces le magistrat Henry BOURDEAUX, 53 ans, futur Sénateur de la Somme. Les témoins du mariage ne sont nuls autres que Max LAUBEUF et Paul NILLUS, le père et l’oncle de sa toute nouvelle brue Ninette Zenner ! Un contrat de mariage est reçu par Maître Demanche, notaire à Paris.
Tout semble donc aller pour le mieux dans le meilleur des mondes sauf que, moins de 2 ans après son mariage, Paul ZENNER abandonne le domicile conjugal ! Lorsque Ninette Zenner fait sommer son mari par huissier le 30 Décembre 1924 de reprendre la vie commune, celui-ci s’y refuse formellement, entendant « vivre à sa guise ». Devant un refus si injurieux, Ninette Laubeuf obtient un jugement de divorce à son profit, qui est prononcé le 23 Mars 1925. Ce jugement ne fait état d’aucun enfant éventuellement issu de cette union.
Henry Bourdeaux
Dûment divorcé, Paul, courtier en publicité, s'installe donc avec Suzanne Delmas dans le 8e foyer de l'immeuble au 12 avenue de Villars.
On comprend mieux l’intransigeance de l’oncle Georges qui avait coupé les ponts avec sa fille. S’il avait déjà du mal à accepter que sa fille chérie « fasse l’actrice », que penser du fait qu’elle vive en concubinage avec un homme divorcé ? .... Mais même si l’oncle Georges interdit à sa femme tout contact avec leur fille, la tante Mathilde va voir sa fille en cachette. Quant aux relations entre Suzanne et son jeune frère Pierre, elles sont encore bonnes en 1936 puisque Pierre choisit sa sœur Suzanne comme marraine de son fils Bernard né le 12 Février 1936. 


C’est d’ailleurs grâce à ce filleul que nous en savons un peu plus aujourd’hui sur la vie privée de Suzanne. Car si sa filmographie a été assez facile à reconstituer sur internet, sa vie loin des feux de la rampe n’a laissé que quelques photos et documents soigneusement conservés par Bernard Delmas, puis transmis à ses fils.
Lorsque Paul et Suzanne régularisent enfin leur situation en se mariant le jeudi 22 Décembre 1938, Paul a 41 ans et Suzanne 37 ans. Paul a pour témoin son beau-père Henry Bourdeaux, et Suzanne son oncle Louis ORY, le frère de la tante Mathilde :
Ce 22 Décembre 1938, Paris bat des records de froid, et le soir même de leur mariage, le feu éclate tout près de chez eux, aux Invalides dans le bâtiment de la façade, sans doute à cause d’un poêle surchauffé pour lutter contre le froid extérieur. Grâce à l’intervention efficace des pompiers, seuls la toiture et deux étages de combles seront détruits sur une longueur de 50 mètres.
Une fois marié, le couple ZENNER quitte l’Avenue de Villars pour aller s’installer définitivement au 27 rue de Bourgogne, toujours dans le quartier des Invalides.
Suzanne Delmas et Paul Zenner

L'occupation

L’un des très rares clichés de Suzanne et Paul ensemble n’est malheureusement pas daté, mais nous avons tous dans nos albums des photos similaires de nos parents ou grands-parents permettant, avec une marge d’erreur minime, de situer cette photo au début des années 40.
La famille Zenner possède à cette époque une résidence secondaire (probablement financée par le Sénateur Bourdeaux) à Bazicourt dans l’Oise. Et c’est sans doute cette maison à la campagne qui va les aider à survivre pendant la guerre, car dès septembre 1940, le rationnement est établi pour le pain, les pâtes, le sucre puis élargi à l'automne 1941 à toutes les denrées alimentaires ainsi que les matériaux de chauffage, les vêtements, les chaussures, le tabac, etc. Durant les hivers longs et rigoureux, Paris a faim, Paris a froid !
Les cartes de rationnement, sont insuffisantes pour nourrir les familles qui doivent se procurer « des colis familiaux » envoyés des campagnes, ou sont contraintes de recourir au marché noir qui se développe de manière vertigineuse. On plante même des poireaux dans les jardins du Louvre pour les œuvres du Secours National !
Carte de circulation temporaire

Ne pouvant élever des poules et des lapins dans leur appartement de la rue de Bourgogne, Paul et Suzanne doivent donc se rendre régulièrement à Bazicourt. Mais pour être autorisé à circuler pendant la guerre, il faut être porteur d’un titre de circulation. Suzanne obtient une carte de circulation temporaire délivrée par les autorités de police et valable 3 mois (renouvelables), qui l’autorise à se rendre en train et auto de Paris à Bazicourt. Les cartes de ravitaillement classent les Français en huit catégories. Désormais, on n'est plus bourgeois ou prolétaire, mais A ou T. (A : Consommateurs de 21 à 70 ans, ne se livrant pas à des travaux donnant droit aux catégories T. T : Travailleurs de force (de 21 à 70 ans). Suzanne et Paul appartiennent à la catégorie A, et comme tout le monde, ils gardent précieusement leurs coupons en attendant les « déblocages » de marchandises annoncés par la presse ou l’épicier.
Ainsi, malgré les photographies réalisées à l’instigation des services de propagande de Vichy pour montrer un Paris éternel que rien n’aurait affecté, difficile de nier la dureté des temps ainsi que les résistances qu’elle suscite. Après 4 années d’occupation allemande, le débarquement des Alliés en Normandie le 6 juin 1944 redonne enfin espoir aux Parisiens. Le signal de l'insurrection est donné à Paris le 10 août 1944 et la grève générale éclate le 18 août 1944. Le jour même dans l'après-midi Rol-Tanguy, responsable régional des FFI pour l'Île-de-France, lance son appel à la mobilisation de tous les Parisiens.
Face aux mouvements des chars ennemis, la résistance est pauvrement équipée. L'idée du colonel Rol est simple : « il suffit d'empêcher les Boches de rouler ». Son appel est placardé partout : « Que toute la population parisienne, hommes, femmes, enfants, construise des barricades, que tous abattent des arbres sur les avenues, boulevards et grandes rues, que toutes les petites rues soient obstruées par des barricades en chicane. » Des milliers de Parisiens se mettent à l'ouvrage avec ardeur et imagination, et dressent en deux jours plus de quatre cents barricades avec des voitures, des pavés, des sacs de sable de la défense passive, mais aussi les objets les plus hétéroclites tels que lits-cages, grilles d'arbres, bancs de square.
La mémoire familiale rapporte que Suzanne a participé à cette insurrection populaire, et qu’elle aurait même été blessée à la tête. En atteste son brassard FFI, conservé en l’état, noirci par la sueur et la poussière des barricades, et retrouvé dans ses affaires chez ses petits-neveux Delmas. Un brassard artisanal, probablement cousu main, avec une croix de Lorraine jaune et le numéro 125.

Il est décrit ainsi par Fabrice BOURRÉE, actuel Chef du Département AERI de la Fondation de la Résistance à Paris :
« L'authenticité de votre brassard, qui est bien un brassard FFI, ne fait aucun doute. Il est cependant impossible de savoir à qui il a pu appartenir. De nombreux brassards ont été confectionnés de manière artisanale et individuelle, d'autres ont été authentifiés par l'apposition d'un cachet ou d'un numéro matricule. Cependant ces appositions se faisaient au niveau d'un groupe, d'un quartier, d'un secteur, tout ceci était très aléatoire et aucune règle n'avait été définie. Le principal étant que les FFI portent un brassard afin qu'ils soient considérés par les Allemands comme des combattants réguliers et non comme des francs-tireurs.
J'ai consulté l'inventaire des archives de la Défense et malheureusement son nom n'y apparaît pas. Cela ne veut pas dire qu'elle n'a pas été FFI puisque de nombreuses femmes, membres de mouvements, réseaux ou des FFI, n'ont jamais demandé leur homologation après la Libération. »
Suzanne à Bazicourt
Par son engagement dans la résistance, la femme française a enfin conquis ses droits politiques réclamés depuis des décennies par les suffragettes. C’est le général de Gaulle, à la tête du gouvernement provisoire, qui signe depuis Alger l’ordonnance du 21 avril 1944 reconnaissant aux Françaises le droit de vote et celui d’être élues. Elles voteront pour la première fois en 1945 et entreront au Sénat en 1946.
Avec la Libération, le régime de Vichy prend fin et la IIIe République, qui a été vaincue en 1940, va être remplacée par la IVe République en 1946. L'égalité des droits est inscrite dans le préambule de sa Constitution (27 octobre 1946) : « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme ». Voilà de quoi réjouir notre chère cousine, féministe de la première heure !

Après la guerre

Une fois la paix rétablie, la vie reprend son cours et Suzanne et Paul découvrent le plaisir des vacances. En témoignent les nombreux tampons d’entrée et sortie en Belgique, Hollande, Angleterre, Suisse et Italie qui garnissent le passeport de Paul. Quand ils ne sont pas en voyage, ils mènent une vie de couple tranquille, entre leur appartement parisien et leur maison de campagne à Bazicourt.
Suzanne, Paul, et sans doute sa mère, Jeanne Zeenner, veuve Bordeaux (le sénateur meurt le 28 décembre 1945)

En 1957, Paul ZENNER a 60 ans et il est encore très actif : Agent de publicité à l’Agence HAVAS, il aime les grosses voitures et se fait délivrer un permis de conduire international le 15 Avril 1957. Ce permis ne lui servira pas longtemps puisque Paul décède d’un cancer le 30 Juin 1957 à l’Hôpital Beaujon de Clichy-la-Garenne, laissant Suzanne seule et sans enfant. Lors du règlement de sa succession, la maison de Bazicourt est donnée à une fondation qui va en faire une pension ou un orphelinat. À partir de là, Suzanne va vivre encore 27 ans dans son appartement parisien du 27 rue de Bourgogne, qui sera vendu en viager. Est-ce pour protéger son image, façon Marlène Dietrich, qu’elle vit recluse les dernières années de sa vie, seule avec Georgette, sa dame de compagnie ?
D’après les souvenirs de Didier Delmas, dans les années 1960-1970, Suzanne correspond par écrit avec son frère Pierre mais ne le voit pas. La seule personne qu’elle fréquente est son filleul Bernard. 


Pourtant on comprend que Suzanne garde ses racines au fond de son cœur, lorsqu’on découvre derrière elle, au mur de son salon, les portraits de ses ancêtres PLUCHONNEAU, portraits hérités de sa grand-mère Marguerite DELMAS née GARNOT, et qui finiront chez son filleul Bernard.
Suzanne s’éteint le 19 Novembre 1984 à l’ancien Hôpital Galignani au 15 Boulevard Henri Dunant de Corbeil Essonnes, à l’âge respectable de 83 ans.
En allant à la rencontre de Suzanne DELMAS, nous avons découvert une artiste complète, qui en moins de 10 ans a laissé sa trace dans le monde de l’écriture, du théâtre, du cinéma et même de la chanson !
Elle sort un disque en 1934 et je vous invite à entendre la voix de Suzanne interprétant « Le chaland qui passe ».


Par ses audacieux choix de vie, Suzanne Delmas a contribué à faire évoluer la place de la femme dans notre société, et elle en a payé le prix fort en étant tenue à l’écart de sa propre famille. Nous lui devons la mémoire et ne l’oublierons pas.

par Françoise Guitton et Didier Delmas.


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