samedi 28 mars 2020

Printemps d'amour & La femme du voisin [Et la couleur fut. Les "premiers" films français en couleur (1ère partie)]

Quel est le premier film français en couleur ? De quand date-t-il ? Tout dépend de ce qu'on entend par "film" et par "couleur". Mais dans l'ensemble le problème est le même qu'avec le son. j'en avais parlé dans l'article concernant Les 3 masques. Si les cinéphiles sont en général bien renseignés sur les "premiers" américains, rois de l'autopromotion, on se désintéresse généralement des "premiers" français. N'ont-ils pas été des succès techniques ? Ont-ils été boudés par le public ? De fait, Bernard Brunius publie dès le 15 septembre 1925 dans Cinéa un "Plaidoyer pour le noir et blanc" où il ne cache pas son désintérêt pour "les essais de coloriage (...) d'un goût photographe de province".

Toujours est-il que, comme le cinéma n'a jamais vraiment été muet, il a rapidement adopté la couleur avec des procédés divers et variés. Je ne prétendrai pas en un seul article refaire l'Histoire complète de la couleur au cinéma, mais simplement donner quelques jalons et surtout mettre en lumière les quelques titres présentés en leur temps comme le premier film français en couleur. Et il y en a eu quelques uns ! Je conclurai avec quelques projets qui ont tenté l'aventure de la couleur et ne sont pas arrivés à terme, sinon bien après leur production.

On trouve dans la presse française de 1935 de nombreux articles sur Becky Sharp, premier long métrage américain en Technicolor "trichrome". De nos jours, on n'a pas oublié ce film. Pouvez-vous me citer l'équivalent français ?
Rouben Mamoulian & Frances Dee devant l'énorme caméra Technicolor de Becky Sharp

Les premières inventions

Les récentes restauration de films de Méliés ou Zecca nous confirme que bien des films étaient colorés à la main ou au pochoir, et ceux qui ne l'étaient pas étaient souvent teintés ou virés, ou les deux. Cette technique était même devenue une norme. Typiquement, les scènes de nuit était souvent teintées en bleu, celle d'extérieur en jaune, une scène d'horreur en rouge, etc. De sorte que, pour certaines productions, l'intrigue est bien plus difficile à suivre sur des copies en noir et blanc avec la présence de scènes de jour en plein milieu d'une scène de nuit. Concernant le pochoir, Pathé industrialise la technique qui sert des débuts du cinéma et encore en vigueur en 1930 sous le nom de Pathécolor, par exemple pour le film anglais Elstree Calling. La colorisation d'éléments a été utilisée par les plus grands du monde et tardivement (Hitchcock dans La maison du Dr. Edwards, Spielberg dans La liste de Schindler), mais également en France. On trouve par exemple mention dans Mon Ciné du 12 juin 1924 de l'effet produit par le feu coloré des canons du film La bataille de Sessue Hayakawa et Édouard-Émile Violet.
Elstree Calling en Pathécolor, en fait, une colorisation au pochoir.


Concernant les premières inventions, avant même leurs utilisations pour des œuvres de fiction, et avant même l'invention du cinéma d'ailleurs, ont peut consulter l'Histoire du Cinéma de Jean Mitry qui, dans chaque volume et pour chaque période, propose un point sur les différentes évolutions.
Parmi les avancées notables pour capter et restituer les couleurs dites "naturelles", on note donc le Kinémacolor dès 1909, le Gaumont color, présenté au public en avril 1913. Il s'agit là de procédés dits "additifs", c'est à dire, expliqué grossièrement, de procédés optiques qui séparent les informations de l'image grâce à des filtres à l'enregistrement et laisse l’œil et la persistance de la vision recréer l'illusion de la couleur en projetant simultanément ou successivement les différentes images filtrées dans le but de retrouver les teintes originales.

C'est dans cette voie aussi que s'engage le Docteur Kalmus lorsqu'il fait breveter un premier procédé en 1915 nommé Technicolor qu'il perfectionne en 1920 avec un système soustractif (c'est à dire qu'on peut voir la couleur à l’œil nu sur la pellicule) dit "bichrome". Si des productions de long métrage sont réalisées avec ce système aux USA, il n'en est rien en France et le système Gaumont (Chronochrome) reste le système dominant. Ciné pour tous du 15 novembre 1919 nous apprend que Gaumont a présenté le 10 novembre au Gaumont palace Le défilé triomphal de la victoire de 1918 filmé en couleur et ce film est cité comme référence pendant des années lorsque la couleur est évoquée.

Le procédé Chronochrome de Gaumont

Les films de fiction

La villa des fleurs


Un premier film, apparemment techniquement satisfaisant, que j'ai pu identifier dans les magazines de cinéma d'époque semble être La villa des fleurs, réalisé par Alexandre Ryder en novembre 1920 avec dans un de ces premiers rôles à l'écran, l'acteur Jean Dehelly, qui connaîtra son petit succès tout au long des années 20. Le système couleur utilisé ici est le procédé trichrome d'Albert-Henri Hérault à synthèse additive successive et à défilement continu avec un disque rotatif synchrone qui nécessite un enregistrement et une projection à 30 images par seconde.
Si le tournage et la projection du film est attestée après coup par Ciné pour tous et Cinémagazine, je n'ai trouvé en revanche que très peu d'information sur le film lui-même qui semble surtout avoir été un film de démonstration, même si la présence de Dehelly semble indiquer qu'il s'agit tout de même d'une fiction plutôt que d'un film purement scientifique ou documentaire. Une projection pour les professionnels a donc été organisée à la Chambre Syndicale (sans doute début septembre 1921) mais je n'ai pas trouvé trace d'une exploitation commerciale ni d'indication sur sa durée.
De fait, si le système a été développé dans l'optique de faciliter son utilisation (caméra classique, projecteur classique), la projection successive des trois couleurs devait créer un gène visuelle et des imperfections d'autant plus évidentes hors de la supervision directe de l'inventeur comme cela devait être le cas dans la seule projection attestée.

Les mémoires du cœur

Marguerite Madys indique dans son interview pour Mon Ciné du 31 janvier 1924 qu'elle a tourné "le premier film français en couleurs naturelles". Dans Cinémagazine du 8 août 1924, elle précise qu'il s'agit d'un film réalisé par Léon Poirier et le situe dans sa filmographie entre Soirée de Réveillon, Le pendentif et Les ailes s'ouvrent, des films sortis tous à la fin de 1921. Elle ajoute dans cette même publication qu'elle y a joué une alsacienne. C'est cependant tout ce que je sais de ce film à ce stade.

Marionnettes

Sur le tournage de Marionnettes


Ce n'est pas un film français, mais il est à noter que c'est bien le français Henri-Diamant Berger qui réalise Marionnettes aux États-Unis en 1925 pour le compte de Technicolor avec Hope Hampton, Otto Kruger et la française Louise Lagrange pour montrer qu'il est possible de réaliser un film de fiction avant qu'Albert Parker ne s'attaque au plus connu Le pirate noir avec Douglas Fairbanks. Mon Ciné du 14 janvier 1926 nous décrit le film comme étant très court mais nous dit que son réalisateur va désormais tourner tous ses films avec ce procédé. D'ailleurs, d'après Ciné Miroir du 15 septembre 1925, Hope Hampton était alors en France "spécialement pour se monter une garde-robe complète, destinée à une nouvelle série de films en couleurs qu'elle doit tourner à son retour, sous la direction du metteur en scène Henri Diamant-Berger."

Le petit journal du 14 janvier 1926 nous apprend que le film passe avec "un gros succès" au Rivoli de New York et qu'il va être distribué en France par Cosmograph.

Louise Lagrange dans Marionnettes

Printemps d'amour


L'annonce de la première du film

Toujours avec Hope Hampton (pour rentabiliser ses achats) et, peu après, on trouve trace d'un effort franco-américain en Technicolor, toujours avec un metteur en scène de l'hexagone, Léonce Perret. Le film s'appelle Love's Springtime. Motion Picture News nous apprend que le film de deux bobines a été tourné en France, ce qui explique la présence dans la distribution de la vedette Jaque Catelain. Moving Picture World ajoute que le film, qui aurait pour inspiration "Un mariage sous Louis XV" d'Alexandre Dumas, a pour décor Versailles. L'histoire : Clothilde est sortie du couvent pour épouser un Marquis qu'elle refuse de reconnaître comme son mari. Une fête où elle s'aperçoit qu'elle et lui sont populaires va la faire changer d'avis : elle s'introduit dans ses appartements et la réconciliation a lieu.

Dans le livre sur le cinéaste sous la direction de Bernard Bastide et Jean A. Gill, on en trouve trace uniquement dans les listes des appendices sous les titres "Le printemps du cœur" (pour le scénario) ou "Le printemps de l'amour" (pour les articles de presse). Il sort à Paris lors de l'inauguration du cinéma Paramount le 25 novembre 1927 sous le titre définitif de "Printemps d'amour" avec en prologue Chang, de Merian C. Cooper & Ernest B. Schoedsack, futurs réalisateurs de King Kong, et aux États-Unis le 12 février 1928. Cinéa considère le thème très simple ("un prétexte") et que la couleur est "sa grâce essentielle". Une délicate façon de dire qu'il n'y a pas là de quoi marquer l'Histoire.

Le réalisateur Léonce Perret


Keller-Dorian développe un procédé (mentionné dès le 5 avril 1923 dans Mon Ciné) basé sur une pellicule gaufrée qui permet d'y incorporer les filtres nécessaires à la captation et le rendu des couleurs. Un équipement spécial est nécessaire pour tourner le film et pour le projeter. Le problème apparemment insurmontable de ce système a semble-t-il perturbé au moins deux productions : la nature spécifique de la pellicule empêche de tirer des copies couleur, ce qui interdit de fait l'exploitation commerciale dans plus d'une salle.

Le procédé Keller-Dorian capture la couleur grâce à des filtres à même la pellicule (gaufrée)

La femme du voisin

André Roanne et Dolly Davis

Il semble que ce fut le destin de La femme du voisin, un film de Jacques de Baroncelli avec André Roanne et Dolly Davis, présenté dans la presse comme le "premier grand film français en couleurs naturelles" (par exemple dans Les Spectacles du 14 septembre 1928). On apprend tout d'abord dans Comoedia du 24 août 1928 que pendant les prises de vues autour de Juan-les-pins, un accident de voiture a failli priver le film de son réalisateur.

L'histoire : un homme feint le suicide pour convaincre une femme mariée de succomber et c'est le mari de celle-ci qui le sauve.

Le journaliste de La semaine à Paris rapporte dans l'édition du 8 février 1929 la projection presse de ce qui était probablement l'unique copie couleur comme étant un échec et que "le procédé de la couleur n'est visiblement pas encore au point". Malgré cela, le film sortit à destination du public en exclusivité, probablement toujours avec cette unique copie au Marivaux comme nous le confirme Cinéa du 1 juillet 1929.


Fernand Fabre et Suzy Pierson

Le mauvais accueil du système et l'échec à produire des copies finissent par contraindre une sortie en noir et blanc le 15 novembre 1929, faute d'avoir pu être exploité comme prévu. Il est cependant possible que la fameuse copie couleur et l'équipement nécessaire à sa projection ait circulé dans la capitale car La semaine à Paris du 6 décembre 1929 annonce le film au "Monge" dans le 5e comme étant "en couleurs".
Suzy Pierson, Fernand Fabre, Dolly Davis et André Roanne


On peut pourtant considérer ce film comme le premier long métrage français de fiction en couleur naturelle à avoir effectivement connu une exploitation commerciale.

Découvrez la deuxième partie : les "premiers" films français des années 1930.
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