samedi 18 avril 2020

La belle meunière [Et la couleur fut. Les "premiers" films français en couleur (4e partie)]

Pour lire la première partie (les années 20), c'est par ici.
Pour lire la deuxième partie (les années 30), cliquez-ici.
Pour lire la troisième partie (Le mariage de Ramuntcho), cliquez-ici.

 La belle meunière

Cinémonde du 13 juillet 1948


Alors que Ramuntcho triomphe, et pour la première fois depuis son projet avorté de La prière aux étoiles, Marcel Pagnol tourne et il s'attaque à la couleur sur son film musical La belle meunière, avec Tino Rossi dans le rôle de Franz Schubert dont les mélodies rythment une histoire assez plate pour mettre en valeur la femme du réalisateur dans le rôle-titre. Celle-ci expliquera que, grâce à l'influence de sa première épouse, Simone Collin, professeur de piano, Marcel appréciait beaucoup Schubert et voulait donc adapter depuis longtemps "Die Schöne Müllerin".

L'histoire générale globalement rapportée est que Marcel Pagnol tourne son film en noir et blanc, puis décide de le faire en couleur et interrompt donc le tournage. Ça n'est pas exactement la réalité. Tout d'abord, le tournage initial n'est pas réalisé par lui, il se contente de le superviser, ensuite celui-ci est déjà en couleur, et enfin, cette première version a été tournée, montée et projetée au public.

Des premières versions de la Meunière

Premier tournage en 1947

Le tournage avait commencé sous la direction de Max de Rieux, qui assure également le découpage, le 29 septembre 1947. Dès le 2 août, La cinématographie française précise que le film est tourné en 35mm noir et blanc (opérateur Willy), mais aussi en 16mm couleur par Kodachrome (opérateur M. Monti ou Léo Mirkine selon les sources). Jean Aquistapace est censé incarner Maître Guillaume. On fait aussi des essais avec René Génin, le Geppetto dans Pinocchio de Walt Disney, qui est finalement remplacé par Raoul Marco, après avoir considéré Fernandel, pas disponible. Maurice Yvain doit diriger la musique (c'est finalement Tony Aubin qui s'y colle).
Comme si ces deux versions ne suffisaient pas, on décide de tourner le film en anglais, également dans ces deux versions suite à un partenariat avec Alexandre Korda, ce qui porte le nombre de versions à 4 ! Celui-ci vient d'ailleurs sur le tournage, qui voit défiler d'illustres amis internationaux tels Orson Welles, Charles Boyer, Lily Pons, Andre Kostelanetz,...

Le tournage se termine le 6 décembre 1947 avec des scènes de Thérèse Dorny, addition tardive à la distribution. Les résultats en 16mm couleur sont présentés en séance de gala le 16 février 1948. Et le 17 avril, on annonce la première mondiale du film pour le 4 mai au Rex de Marseille, et il s'agit probablement de la version 35mm noir et blanc. Le 13 avril 1948, Cinémonde nous relate une nouvelle projection d'extraits de La belle meunière au Club D'Art Cinématographique dans sa version en couleurs Kodachrome tourné "par Mirkine". Dans l'assistance se trouve Marcel Carné, Pierre Chenal, Georges Rouquier, et Dubout.
Le 22 mai, coup de tonnerre : La cinématographie française nous annonce que Marcel Pagnol aurait décidé de retourner une nouvelle fois son film en couleur. On s'étonne de cette décision. Non seulement le tournage de la première version n'a pas été sans problème : les intempéries ont perturbé les prises de vues en extérieur. Ensuite, tourner le film en 2 (ou 4 ?) versions est déjà un risque financier pour n'importe quel film, mais remiser ces versions après la première pendant presque un an pour en tourner encore une autre avec, de surcroît, un procédé jamais testé auparavant sur cette échelle et dont il n'est pas établi qu'il apportera grand chose de plus que les versions déjà tournées, relève de l'inconscience.
Armand Roux & Marcel Pagnol étudient une pellicule Rouxcolor. On note la division en 4 de chaque image.

Pagnol recommence tout

Marcel Pagnol, Jacqueline Bouvier et Tino Rossi

Pagnol tournera, à partir du 12 juillet jusqu'au 15 septembre 1948, finalement bien en couleur (dixit Cinémonde du 1er juin 1948), et devient désormais le réalisateur (exit Max de Rieux) comme nous l'apprend le générique, mais avec le procédé français des frères Roux, le Rouxcolor, car celui-ci s'annonce 100 fois moins cher que le Technicolor. Malheureusement, il accumule les inconvénients par ailleurs. Il consiste à diviser la pellicule en 4 avec une image filtrée par quart. Un jeu de miroir permet la restitution de la couleur. Chaque image fait donc le quart d'une image 35mm normale : la qualité en souffre (il aurait mieux valu garder le 16mm, infiniment plus facile à exploiter !).
Le Rouxcolor : sur une pellicule noir et blanc, 4 images passées par un prisme

Le tournage nécessite du matériel spécial, la projection nécessite des objectifs spéciaux et une lampe plus forte qu'à l'ordinaire, voire, dans l'idéal, un écran spécial, comme lors de sa première. Et surtout, l'unique film censé mettre en valeur le procédé tient plus du nanar que du chef d’œuvre, le réalisateur étant inexplicablement sorti de sa zone de confort en nous présentant une opérette viennoise menée par un chanteur corse (il fallait y songer !). De fait, Cinémonde, le 6 décembre 1948, en parle comme d'un "film accablé", sous-entendant ainsi que les avis négatifs sont quasi-unanimes. Il décrit : "halo brumeux, coloris de pastel, visages apoplectiques". Et il est difficile de lui donner tort. Quant à Jacqueline Bouvier-Pagnol, s'il appartient à chacun de trouver que le titre du film lui sied plus ou moins bien, en tout cas, rarement vedette fut plus mal éclairée.

Le soleil provençal n'est pas toujours flatteur

Le film sort enfin


La sortie au Madeleine
Cette version du film sort en exclusivité au Madeleine le 23 novembre 1948 devant un parterre choisi : le ministre de l'éducation, Jules Romains, le Prince de Broglie, Vincent Scotto... et en l'absence remarquée des époux Pagnol et de Tino Rossi ! Dès cette première, les critiques de La cinématographie française notent "des franges d'interférence, des baisses subites de luminosité et des surcharges passagères de rouge ou de bleu". Autant dire exactement les mêmes défauts communs à tous les procédés optiques pour lesquels, les optimistes, comme ici, ne doutent pas depuis des décennies que ceux-ci seront corrigés un jour... 3.700 spectateurs se pressent pourtant dès le lendemain au Madeleine où il restera 9 semaines ! Il bat également des records à Marseille. Mais les bonnes recettes ne le sauveront pas. Le coût initial du film est considérable.
Ce même mois, La cinématographie française précise les conditions d'exploitation de ce film particulier : il en coûtera de 15.000 à 25.000 francs à l'exploitant pour faire installer le matériel nécessaire selon qu'il acceptera ou non de ne passer les actualités qu'à partir de la deuxième semaine. Pour pallier ces frais, il peut doubler le prix des places, le tout pour un seul et unique film dont la qualité technique et artistique est discuté. Comme si cela ne suffisait pas, Gaumont envoie peu après une modification apparemment peu engageante du bon de commande aux exploitants qui débouche sur un litige que doit trancher le Syndicat Français.
Bref, la recette idéale du désastre.

Croyez-vous que l'histoire s'arrête là ? Ce serait sans compter sur un entrefilet dans La cinématographie française du 23 juillet 1949 qui nous apprend, alors que le film fait des recettes relativement décevantes par rapport à son coût à travers la France, que Marcel Pagnol "poursuit activement les prises de vues de la version pour les États-Unis de La belle meunière, mais utilisant un matériel nouveau et perfectionné". Si l'entêtement du cinéaste force l'admiration, elle ne manque pas d'interroger sur sa tactique.

Un gros plan plus réussi

Ressortie, DVD et les projets Rouxcolor avortés


Le film finit tout de même par être transféré en 1985 sur pellicule Eastmancolor, ce qui a permis une diffusion TV et une sortie en DVD qui présente imprudemment un "cahier critique" parmi les bonus, dans lequel il a probablement été bien difficile de choisir deux extraits qui ne descendent pas le film en flèche (sans être laudatifs, loin s'en faut). On y trouve également une rare piste audio qui servait d'introduction au film pour expliquer la technique employée ("d'une importance internationale") en se défendant des critiques avec une immodestie qui a dû aider à creuser la tombe du film lorsque les spectateurs ont pu constater ses limites juste après la diffusion du message.
Une image floue lorsque les images sont mal alignées

Je ne sais pas ce qui est advenu de la version 16mm couleur, ni de la version en noir et blanc, ni même si les versions prévues en anglais ont effectivement été distribuées.
Pourtant, elles ont été selon toute vraisemblance préservées car avant que le transfert de la version Rouxcolor n'ait pu être effectué, la télévision diffusait ce qui était disponible : lors de l'émission Champs-Elysées du 5 avril 1987, on projette une des séquences de sérénade de la version noir et blanc (copie personnelle de Laurent Rossi, fils de Tino) au montage, découpage, et à la mise en scène complètement différents. On note par exemple une scène avec les anciens compagnons du compositeur un mois après son départ, qui a été supprimée de la version Rouxcolor.
Voici une tentative de comparaison des deux versions de cette scène, rendue possible car il s'agit de playback sur une même bande orchestrale, malgré une coupe dans la version initiale dont le son est d'ailleurs meilleur car pas mixé avec les bruits de l'eau qui coule.


Et le 24 avril 1977, dans Hexagonal, à l'occasion d'un réunion de Jacqueline Pagnol et Tino Rossi sur les lieux du tournage, on diffuse des images de la version couleur 16mm avec même des images du tournage !
L’honnêteté nous oblige à dire que les quelques secondes présentée de la version 16mm sont, tant en termes techniques, de mise en scène, de cadrage, de costume, de figuration, de jeu, d'éclairage, de maquillage, de coiffure, infiniment supérieures aux scènes équivalentes de la version Rouxcolor qui semble, à côté, une œuvre de cinéaste amateur. Jugez-vous même. À gauche la version 16mm, à droite la version Rouxcolor.


S'il on voulait malgré tout restaurer en priorité et malgré le bon sens la version Rouxcolor, ce qui est probable puisque c'est celle qui est "signée" Pagnol, seul un scan et un alignement numérique des 4 teintes de chaque image pourrait espérer offrir la qualité qu'il souhaitait donner à la couleur de son film. Le transfert de 1985 étant évidemment optique, il fait montre parfois d'un mauvais alignement, créant des franges et un effet de flou fort désagréable.
Avant même la sortie de La belle meunière, Ciné miroir annonce la mise en chantier de L'homme clair d'après un roman de Gaston Cauvin qui devait utiliser le Rouxcolor. On entendra plus jamais parler du projet. Après la sortie, on annonce également La belle aventure de Monsieur Crad, d'après le roman "Peter Crad" de Philips Oppenheim, qui devait être réalisé par André Hugon, réalisateur du premier film parlant français. De même, le projet coulera corps et biens.
Une scène de fête pour montrer les possibilités du Rouxcolor
Tout n'est pas pour autant mauvais dans ce film. On se prend à aimer les belles mélodies (après tout c'est une romance musicale composée par Schubert sur des textes de Pagnol), et une sortie des différentes versions restaurées serait fascinante et pas forcément impossible. Il existe au moins un autre film avec plusieurs versions rassemblées dans une récente sortie Blu-ray dont je compte parler dans la suite de cet article.

Lisez ensuite la cinquième et dernière partie de cet article et découvrez les tentatives ratées de "premiers" films français.
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