Connaissez-vous l'histoire du film Le roi et l'oiseau ?
On ne peut l'évoquer sans citer l'incontournable Jean-Pierre Pagliano, auteur de Paul Grimault et de Le roi et l'oiseau, voyage au cœur du chef-d’œuvre de Prévert et Grimault. Dans ce deuxième ouvrage, M. Pagliano intitule son introduction "lever de rideau", une référence claire à la première scène du premier film, soulignée par un croquis, celle-là même qui, dans le deuxième film, a été réanimé à l'identique devant un décor... qui n'est plus un rideau.
Car il y a deux films, c'est là la spécificité de ce dessin animé. Pour résumer aussi clairement que possible une situation complexe : Paul Grimault, réalisateur, André Sarrut, producteur et Jacques Prévert, scénariste, se lancent après guerre dans la production de La bergère et le ramoneur qui se veut le premier dessin animé français de long métrage, fort de leur expérience grâce aux courts-métrages déjà produits depuis le début de l'occupation dans leurs studio Les Gémeaux. Jean Image double Les Gémeaux en sortant en 1950 le premier dessin animé de long métrage français Jeannot l'intrépide, la production traine encore 3 ans après cela et les coûts s'accumulent tant que la sortie du film à elle seule a toutes les chances de ne plus suffire pour rentrer dans leurs frais. Le producteur tente tout de même une sortie en français et en anglais mais, pour ce faire, donne un coup d'arrêt aux velléités de Grimault et Prévert qui désavoueront publiquement (dans le générique, la presse et les tribunaux) le montage supervisé par Sarrut qu'ils considèrent comme une version inachevée et non conforme à leurs souhaits. La compagnie fait faillite.
25 ans plus tard, Grimault rachète les droits et le négatif, pour achever ce qu'il considère encore à l'époque sa version du film grâce à une remontage des scènes, une nouvelle bande son et de nouvelles scènes animées par une nouvelle équipe. Le film est rebaptisé Le roi et l'oiseau pour bien se démarquer de la honteuse première version, il gagne le prix Louis Delluc ainsi que l'admiration de toute la critique "en embouchant sa trompette à chaque nouvelle sortie, en salle ou en vidéo." nous précise M. Pagliano. Tout est bien qui finit bien.
Même aussi brièvement résumé, cette histoire soulève plusieurs questions. La bergère et le ramoneur était il un très mauvais film ? Comment le voir aujourd'hui pour se faire une opinion ? Les différences entre les deux versions sont-elles à ce point drastique ? Pourquoi le film a-t-il mis si longtemps à être produit ?
Et bien sûr : Le roi et l'oiseau est-il à ce point supérieur à La bergère et le ramoneur ?
Le dessin animé interdit
Il existe deux façons de répondre à ces questions. Pour le commun des mortels, il n'en existe qu'une : en imaginant ce que La bergère a pu être. Et pour quelques très rares privilégiés, il en existe une autre : en regardant le film. En effet, Jean-Pierre Pagliano nous explique : "Pour le réalisateur, en tout cas, la seconde mouture a définitivement occulté la première, à laquelle le public ne doit plus avoir accès."
La messe est dite. Vous, chers spectateurs, n'avez pas le droit de comparer. N'essayez pas de savoir si Paul Grimault a eu raison : vous serez forcément de son avis.
Pourtant, dès l'introduction du livre, l'auteur nous révèle que les fameux réalisateurs des studios japonais d'animation Ghibli considèrent, pour l'avoir vue, cette fameuse Bergère comme leur inspiration et, horreur, "les séquences d'origine leur paraissent supérieures aux éléments nouveaux." Voilà qui interpelle. Si la deuxième version a gagné le prix Louis Delluc, la première a gagné le Grand Prix du Jury à la Biennale de Venise ! Même sur la base de ces deux éléments, on peut commencer à s'interroger sur la qualité de ce premier film. Ce peut-il que des professionnels de l'époque et actuels se trompent à ce point ?
De fait, lorsqu'un spectateur est tombé amoureux d'un film, il vit plutôt mal le fait de ne plus pouvoir jamais le revoir, et sans doute guère mieux le fait que celui-ci ne puisse être visible que dans une version profondément modifiée, quelque soient les modifications.
L'exemple le plus connu est sans doute George Lucas qui s'oppose à la ressortie de La guerre des étoiles dans sa version initiale, lui attirant ainsi les foudres des passionnés qui souhaitent connaître ou revivre les sensations ressenties à sa vision. Pour les modifications apportées sur le film, Lucas est souvent critiqué, voire même franchement insulté. Pour les modifications autrement plus drastiques et l'embargo sur la Bergère, Grimault est encensé et félicité ("Dans l'ensemble, la presse a toujours été plutôt gentille avec moi"). Il y a là un paradoxe fascinant.
Paul Grimault au travail en 1939 |
Le capitaine des Gémeaux et son équipage en croisière
Lorsque Paul Duch écrit son article dans Ciné Miroir du 25 octobre 1946, il est visiblement enchanté par sa visite des studios des Gémeaux. Il nous rapporte qu'après 4 moyens métrages presque terminés, un long métrage, La bergère et le ramoneur, écrit par Jacques Prévost (sic) est en préparation. L'harmonie semble régner ("tout le monde est gentil aux Gémeaux") et le journaliste va jusqu'à croire que le studio est géré par "les frères Grimault". S'il s'agit là de Grimault et Sarrut, ils devaient faire l'effet d'une sacrée paire d'amis !
Alors que la réalisation du film n'en est qu'à ses tout débuts, un journaliste de Cinévie publie le 24 juin 1947 un article titré "Avec 100 millions, Paul Grimault espère faire mieux que Walt Disney." Passé l'étonnement devant l'immodestie utopique de ce titre, on s'aperçoit que le rédacteur n'est pas dupe, qui décrédibilise, chiffres à l'appui, les prétentions du réalisateur. Et les raisons de s'inquiéter ne manquent pas : nombre de dessinateurs insuffisant, temps de production prévu trop court, vivier de nouveaux dessinateurs sortis d'école inexistant, salaires proposés non attractifs,... "La situation du dessin animé est du reste désespérée." Si un journaliste de Cinévie, magazine "tout public" et non publication corporatiste, a su prédire aussi bien les embûches à venir, on ne peut que trembler à l'idée d'être dans les chaussettes d'André Sarrut. "Cette réalisation doit demander 1 an et coûtera 100 millions de francs. Au rythme actuel de travail, elle menace pourtant de durer 5 ans." Une prédiction qui se voulait catastrophique pour l'époque, et qui se révèlera en dessous de la vérité. Jacques Asséo nous apprend qu'André Sarrut a attendu d'avoir englouti 500 millions (le New York Times rapportera une facture finale de 600 millions !) dans un film toujours pas terminé pour siffler la fin de la récréation. On a connu des producteurs moins coulants. De fait, Philippe Landrot le décrit comme "assez sympa", "drôle, c'était un type spirituel." Bref, pas Landru. On notera tout de même dans l'article de Cinévie la conclusion indulgente, bien que peu sincère, sur le fait que Grimault saura sans doute recréer "l'esprit d'un genre qui pourrait être éminemment français". Un argument patriotique d'une vacuité crasse qu'on retrouvera souvent pour tout excuser.
Séance de travail aux Gémeaux |
Or, de par ses coûts, du nombre de personnes requis pour le créer, et des enjeux invariablement encourus, le septième est, de tous les arts, celui qui souffre le plus de cette loi implacable : une œuvre n'est pas faite pour ses créateurs mais pour le public. Le cinéaste qui ne comprend pas cette simple vérité s'expose à ne plus jamais créer une deuxième œuvre, voire à ne jamais finir la première. Si Blanche Neige et les sept nains avait été un flop, Walt Disney serait probablement un inconnu aujourd'hui.
Prenons plus modestement Jean Image puisqu'il était question de lui plus haut. Son premier long métrage n'est pas ce qu'il est convenu d'appeler un incontournable de nos jours. Mais il a été construit avec un budget raisonnable, et accompagné d'une campagne avec produits dérivés, publications jeunesse, qui ont permis de dégager en un temps restreint assez de bénéfice pour se lancer tout d'abord dans un deuxième long métrage, peut-être avec une ambition un peu plus poétique, Bonjour Paris. Son créateur a ensuite fait carrière à la télévision en réalisant de nombreuses séries populaires tout en continuant à sortir des longs métrages animés au cinéma jusque dans les années 80. On peut aimer ou non son style, mais dans le vocabulaire courant, c'est ce qu'il est convenu d'appeler un succès. Après l'échec de l'aventure de La bergère, Grimault, lui, réalisera notamment des publicités pour Lustucru. Cela se dispense de commentaires. Il renie le film à tel point que lorsqu'il publie dans la cinématographie française l’annonce de la création de sa société Presse-Écran-Publicité, il se présente comme "l'excellent réalisateur de dessins-animés à qui l'on doit Le voleur de paratonnerre, L'épouvantail, Le petit soldat." Oubliée, La bergère.
Publicité pour Le petit soldat |
Grimault reprochera plus tard à Sarrut d'avoir effacé du générique tous les collaborateurs licenciés, y compris Prévert. Un rapide coup d’œil nous apprend que, au moins dans le cas de Prévert, c'est un mensonge. D'ailleurs, il est mis en avant dans les publicités et l'affiche. Mais ce qui frappe le plus un spectateur non averti dans ce générique n'est pas l'absence de noms d'inconnus. Ce sont bel et bien les deux cartons du réalisateur et du scénariste qui proclament sur la moitié de l'écran, telle une décision de justice à la une d'un journal à scandale : "Les personnages et les décors ont été conçus et exécutés par Paul Grimault, mais il leur a été apporté des modifications qu'il désapprouve. La réalisation du film est de Paul Grimault, mais a subi en dernier lieu des coupures, modifications, et additions sans son accord. Ce film a été fait d'après un scénario et des dialogues de Jacques Prévert et Paul Grimault mais a reçu des modifications qu'ils désapprouvent."
Imposer de tels messages (de toute évidence par voie de justice) dans un générique de début équivaut à proclamer publiquement la mauvaise qualité supposée du film, et donc à condamner son exploitation qui aurait pourtant bien besoin d'un succès pour renflouer les caisses ou, à ce stade, limiter la casse.
Sarrut, lorsqu'il y est invité par La Cinématographie Française, répond avec gratitude aux accusations le 27 septembre 1952 mais , peut-être trop honnête, se limite à signaler discrètement que la procédure judiciaire en cours l'oblige à réserver ses explications approfondies à la Cour. Il semble que la partie adverse ne se soit pas embarrassée de ce détail.
La foule devant le cinéma Normandie lors de la sortie |
Et si cette controverse n'avait pas existé ? Certes, les dettes auraient demeuré. Mais le film aurait-il été considéré comme un échec ? La compagnie n'aurait-elle pas pu inspirer confiance aux investisseurs ?
Grimault en est conscient qui admet : "Le public l'a bien accueilli (...) parce qu'ils n'avaient pas idée de ce qu'aurait dû être le film." La cinématographie française, après nous avoir rappelé que le film a été primé à la Biennale, le considère, en l'état, comme "un très bon dessin animé français de long métrage (...) tour à tour amusant et émouvant (...) fort agréable à voir et à entendre". Bref, on est loin du nanar ou de la trahison supposée et si les auteurs avaient voulu faire des compromis plus tôt, les dépenses auraient été moindres, les profits moins tardifs et les perspectives de nouveaux projets peut-être plus tangibles. Présenté avec Crin Blanc, il fera d'ailleurs une carrière respectable bien qu'insuffisante pour régler ses dettes, et ce même en version anglaise sous le titre The Adventures of Mr. Wonderbird, grâce à la participation du grand Peter Ustinov dans le rôle de l'oiseau et de Claire Bloom. Il est à noter que cette version est la seule qui est encore actuellement trouvable en DVD dans une copie de mauvaise qualité où l'on a retiré du générique les inscriptions controverses et la belle musique. La scène du peintre est également raccourcie.
On est ainsi en droit de se demander qui est responsable du naufrage relatif du film. Est-ce le producteur qui a sorti le film envers et contre tous afin de sauver les meubles mais en dépit des volontés des artistes ? Ou les artistes eux-mêmes qui ont fait trainer la réalisation au delà du raisonnable et sabordé sa sortie ? Comme dans bien des querelles, les torts sont sans doute partagés.
Il semblerait en tout cas que Grimault et son équipe aient perdu de vue cet aspect essentiellement mercantile de leur art. Concernant les animateurs principaux, on peut lire une phrase révélatrice de Philippe Landrot : "C'était tous des perfectionnistes, d'ailleurs, et à mon avis, certains des ennuis financiers viennent de là." Au pays des aveugles, les borgnes sont rois. Quant à Grimault, je vous invite à lire les nombreux portraits par ses collaborateurs reproduits par Jean-Pierre Pagliano dans son livre. Tout dans les descriptions qui sont faites du réalisateur fait penser à un doux rêveur (le terme employé par un journaliste de Pour Vous pour le décrire dès le 3 mai 1939). "Paul Grimault était un homme libre. libre par exemple de perdre joyeusement son temps." Et il semble que cette philosophie ne s'arrêtait pas au travail comme nous le rapporte Jean Vimenet : "il avait fait un décor extraordinaire qui était pratiquement terminé et puis, d'un seul coup, il a rangé ses pinceaux, il a ouvert le robinet et il a passé sa feuille sous le robinet ! C'est rare de voir quelqu'un avoir le courage de faire ça." D'aucuns parleraient d'inconscience, surtout quand le temps et l'argent sont cruellement comptés.
On est en tout cas à l'opposé même du chef d'entreprise responsable. Grimault s'en vantera lui-même après la sortie du Roi et l'oiseau : "Moi j'ai réussi à aller au bout de mon truc et je pense qu'il y en a qui ont préféré prendre un autre train que celui-là (un train de luxe pour un train de marchandise), ça c'est autre chose. Mais quand on me demande combien ça représente d'année de travail, combien de kilos de gomme, de kilomètres de mines de crayons, je m'en fous complètement."
Tout est dit : peu importe le budget, la faillite, les amitiés brisées, les licenciements, les carrières avortées, puisqu'il est allé au bout de son truc. On ne lui a de toute évidence pas présenté la facture du train de luxe.
Deux œuvres différemment similaires : le son
Examinons donc le train de marchandise. Quelles sont les différences entre ces deux films ? Ce qui frappe d'emblée, c'est la similarité entre les deux. En effet, une énorme partie de l'ancien a été repris pour le nouveau. De fait, l'histoire est donc globalement la même, ce qui déçoit quelque peu puisqu'on aurait pu s'attendre à ce qu'une entreprise aussi longue, complexe et génératrice de drames humains, soit justifiée par une histoire différente, une animation en majorité améliorée. Que nenni. Le changement majeur évident est bien entendu la bande son. Tout d'abord la musique, qui était dans l'ancienne version une musique ravissante, parfois grandiose à souhait lors du générique ou de la course poursuite et en tout cas, aux oreilles de ce rédacteur, parmi les meilleurs œuvres de Joseph Kosma qui compte pourtant bien des chefs-d’œuvre dans sa prolifique carrière. L'effet ressenti est celui d'un film de prestige.
Malheureusement, les considérations techniques, mais aussi et surtout la rancœur de Prévert et Grimault à l'encontre du génial compositeur, pas assez solidaire de leurs malheurs à leurs yeux, sonnera le glas de cet accompagnement. En gros, Kosma avait commis l'erreur impardonnable de respecter son contrat.
À l'inverse, l'approche de Wojciech Kilar est bien plus intimiste, mélancolique et contemplative. "Mélancolique" et "sombre" sont d'ailleurs les termes utilisés sur le sous-titrage pour sourds et malentendants du Blu-ray. Cela donne un ton particulier aux même images, certes poétique, presque nostalgique, mais à mon sens, moins universelle. J'entends par là que le film n'étant pas, à la base, conçu pour plaire au plus grand nombre, ce choix de partition n'est pas fait pour dévier de cette optique. La scène de poursuite, largement laissée sans musique dans la nouvelle version, perd clairement en rythme et en intérêt. Certains changements n'ont même aucun sens logique : le son de l’orgue qui attire l’oiseau vers l’aveugle et les lions est remplacé par le son d’un orchestre deux scènes de suite. C'est charmant mais visuellement incohérent.
Bien évidemment, l'effacement presque total de l'ancienne bande son a pour conséquence de ne garder aucune des voix prestigieuses de la distribution du film original. Pensez : Anouk Aimée, Pierre Brasseur, Fernand Ledoux et Serge Reggiani ! Qui pourrait penser que, si talentueux qu'ils soient, les acteurs de la deuxième version puissent éclipser ces noms ? Visiblement pas Grimault qui, n'étant pas à un paradoxe près, convie la peu rancunière Anouk Aimée à participer à son documentaire La table tournante (disponible en supplément dans le Blu-ray) pour évoquer la prestation qu'il vient de condamner à l'oubli éternel sans même évoquer cette sentence. La presse lors de la sortie du Roi et l'oiseau "oubliera" également bien commodément que les célèbres artistes n'étaient plus au générique en les citant dans leur colonnes.
Pourtant, il faut bien le dire : les répliques ne fusent pas dans le film. Une caractéristique qui devrait ajouter à l'universalité du film, à la manière des films muets, mais qui a pour effet secondaire d'éloigner les personnages du spectateur. On a peine à s'identifier aux deux protagonistes du premier titre, ou aux deux rôles-titre pourtant plus verbeux, du second. Outre le fait qu'il est le méchant du film, le roi a cette complexité supplémentaire d'être deux personnages à lui seul : le roi qui louche et son double sorti tout droit d'un tableau ; une pirouette de l'histoire qui trouve sans doute sa source plus volontiers dans une inspiration poétique qu'une nécessité de clarté scénaristique, au contraire ! On s'éloigne encore un peu plus d'une histoire susceptible de charmer tous les publics.
Ce n'est de toute façon pas ce que Grimault recherche. Il a déjà refusé les suggestions de Sarrut pour faciliter l'exploitation du futur film aux États-Unis. Parce qu'il considère également que rien ne doit polluer sa vision et son art, il ne cache pas non plus son aversion pour les produits dérivés qui auraient pourtant pu aider l'aspect financier et la popularité du film, et sous couvert de considérer que le dessin animé ne doit pas être réservé aux seuls enfants, opinion qu'il partage avec Disney et ce en quoi il a tout à fait raison, il s'évertue à prouver qu'il n'est pas fait pour eux. Il est l'anti par excellence. L'anti Goldorak, l'anti Disney. À mettre tant d'énergie pour être à contre courant de ce qui est populaire (le vilain mot !), n'est-il pas normal qu'on ne le soit pas ?
"On sentait qu'il y avait des choses dans lesquelles on ne pouvait aller plus loin sans passer pour un gars qui veut absolument se différencier de toute le monde." Il s'est libéré de cette contrainte dès qu'il a pu : des films tels que Le diamant ou Le chien mélomane peuvent, dans leur style ou dans le choix de leurs protagonistes franchement désagréables, difficilement être présentés à des enfants avec succès. Dans le cas du Roi et l'oiseau, cette démarche est moins flagrante, mais on y trouve bel et bien des éléments (politiques et philosophiques notamment) plus directement destinés à un spectateur adulte. Un ancien enfant de mes amis avec qui je parlais du film m'avouait qu'il l'avait vu alors et que celui-ci ne faisait "pas partie des cassettes que je demandais régulièrement à mes parents." Autour de moi, cette opinion semble majoritaire.
Un puzzle animé : le montage
Or, le deuxième élément modifié par Grimault aggrave la situation : le nouveau montage. Si la quasi totalité des anciennes scènes ont été reprises, elles ne sont plus nécessairement dans le même ordre. Des plans de la même scène sont coupés en deux par un insert, a contrario, des plans séparés sont montés ensemble pour en faire une seule scène. Or, je le répète, il s'agit néanmoins de la même histoire. Celle-ci est dès lors racontée de façon plus alambiquée. Par exemple, après la scène du peintre, le roi monte en ascenseur dans ses appartements dans lesquels ils rentrent par une porte dérobée animée avec sa commode qui se scinde en deux, puis contemple le tableau. Dans le nouveau film, une scène vient s'intercaler entre celle du peintre et l'ascenseur, et le plan de la porte dérobée est supprimé, rendant l'entrée du roi dans la chambre moins logique et visuellement plus pauvre.
Une bonne partie de ces coupes est malheureusement motivée par des raisons techniques. Parfois une seule image a été enlevée afin d'effacer un défaut d'animation sur un personnage, créant ainsi une coupure sur le mouvement des autres personnages de la scène. Ce type de défaut n'est pourtant pas rédhibitoire dans l'animation classique, même après une restauration considérée par certains comme trop intrusive car éliminant justement des défauts d'époque, Blanche Neige et les sept nains garde aujourd'hui une fleur qui disparaît et réapparaît au milieu d'un plan.
De même, dans Le roi et l'oiseau, toutes les transitions en fondu ont été excisées afin de se débarrasser des morceaux de film qui s'éloignent de plus d'une génération du négatif. Ce qui explique le remplacement de certains plans "d'entrée" du château par des nouveaux ou le raccourcissement de plans beaucoup plus longs à l'origine (la bergère et le ramoneur sur les toits qui contemplent l'aube). La restauration de Sueurs froides subira le même sort des années plus tard.
Une nouvelle animation
Le troisième élément est celui qui a principalement motivé l'entreprise : les nouvelles scènes pour "terminer" le film. Quelles sont-elles ? Des scènes de la statue équestre qui prend désormais la défense du roi là où elle l'attaquait auparavant, des plans fixes ou peu animés pour remplacer des scènes tridimensionnelles (l'ascenseur par exemple : un simple cellulo glissé), un portrait de femme éteint le feu au lieu des poissons ornementaux dans la cheminée, une emphase sur les statues du Roi dès la scène d'ouverture (une statue ne bouge pas, c'est pratique), de longs et peu utiles préparatifs de mariage, et des idées poétiques sans rapport avec l'histoire, insérées entre deux scènes sans continuité logique.
Par exemple, le petit clown, par ailleurs très mignon, qui fait son apparition pour détendre le roi qui vient juste d'ordonner la poursuite des fuyards et qui, dans la scène d'après, participe à celle-ci. Le rythme en souffre considérablement. De même, l'utilité dans l'histoire du ventre orchestre du robot, élément nouveau, ne m'apparaît pas, si ce n'est que l'idée requiert peu d'animation.
Dans la scène des lions, outre le son de l'orgue déjà mentionné, un parti pris important a été changé : dans la première version, l'oiseau "parle lion". C'est à dire qu'il rugit, et pour que le spectateur le comprenne aussi bien que les lions, il est sous-titré en français. Dans la nouvelle version, il annonce également parler lion, mais procède juste après de parler français. On perd encore en cohérence. Quant à la qualité de l'animation, je dois être juste et mentionner que recréer des scènes avec des personnages créés 30 ans plus tôt par d'autres sans avoir toutes les études d'époque n'est sans doute pas chose aisée. Mais cette rapide comparaison de photogrammes parle d'elle-même : quel style est selon vous le plus fouillé, le plus abouti, bref, le meilleur ?
En conclusion
Tout est-il inférieur dans cette deuxième version ? Certes non ! Quelques détails y gagnent comme par exemple l'idée saugrenue, et non gardée de faire commenter l'évasion du roi par l'oiseau comme un journaliste sportif. Grimault a également peint de nouveaux décors magnifiques. Mais surtout la fin, si elle nous éloigne encore des personnages principaux et du happy end classique et consensuel (le mariage des héros), est globalement meilleure avec la libération métaphorique du petit oiseau par le robot.
Grimault a-t-il terminé son film exactement comme il souhaitait le faire en 1953 ? Bien sûr que non, et il le dira lui-même à l'époque du Roi et l'oiseau en interview : "Je n'ai pas voulu que ce travail soit uniquement de la reconstitution. (...) Je me rappelle encore qu'à l'époque, j'avais trop de retenue. (...) J'ai donc fait de nouvelles séquences." On peut en déduire aisément qu'il a donc ajouté des éléments auxquels il n'aurait pas songé à l'époque. Est-ce une mauvaise chose ? Non. Le film en est-il meilleur pour autant ? Tout est affaire de goût.
Les films à la forme figée n'existent pas. L'existence même de ce blog est basée sur le fait qu'on peut trouver de nombreuses versions alternatives de la plupart des films. Ce qui est regrettable, c'est quand une de ces versions demeure invisible, à plus forte raison par la volonté humaine et non la fatalité. Il est tant de films perdus à jamais par la faute du temps, des éléments, qu'on ne peut que déplorer que certains films aussi cruciaux pour l'Histoire du cinéma ne soient perdus par la vanité de leur créateur, qui perdure par delà sa mort à travers ses ayants-droits.
Pourtant, Grimault l'a dit lui-même : "Ce négatif maintenant est en dépôt en on n'en parle plus, et on en reparlera peut-être dans cinquante ans si un de mes arrières-arrières-arrières-petits enfants a envie de tirer une copie du film."
Cette phrase a été imprimée il y a environ 40 ans. Plus que 10 ans. J'attends.
Pour aller plus loin, n'hésitez pas à lire le livre de Sébastien Roffat : La bergère et le ramoneur de Paul Grimault et Jacques Prévert: Chronique d'un désastre annoncé.
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C'est tout pour aujourd'hui les amis ! A bientôt !
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