"J'ai tué !" est ce que l'on pourrait appeler un mélodrame mondain en ce sens que le principal ressort dramatique est basé sur des valeurs si datées qu'une bonne partie de nos contemporains ne pourraient sans doute pas accepter comme crédibles.
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Sessue Hayakawa dans la scène du meurtre |
L'histoire de "J'ai tué !"
Huguette Dumontal, mariée à un respectable savant orientaliste, mène une vie paisible avec lui et leur jeune enfant Gérard jusqu'à ce qu'un maître-chanteur, vraisemblablement un ancien amant, et sa complice ne viennent la faire menacer de dénoncer sa vie passée, lettres à l'appui, si elle ne leur donne pas de l'argent.
Sessue Hayakawa & Denise Legeay (dans le rôle de la complice) |
Et c'est là que bien des spectateurs modernes risquent de décrocher : elle laissera la situation dégénérer au point de voir son mari tué par le maître-chanteur sous ses yeux et de laisser le meilleur ami du couple risquer la peine de mort plutôt que de révéler une ancienne liaison qui, potentiellement, a peut-être eu lieu avant son mariage. C'est probablement tout aussi invraisemblable de nos jours, voire plus, que le scénario de Le passé ne meurt pas, d'Alfred Hitchcock.
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Huguette Duflos et Max Maxudian |
Une distribution inattendue
Le chemin de croix (dans les ors d'un hôtel particulier de Neuilly tout de même) est interprété par Huguette, la fameuse "Ex-Duflos". Celle-ci jouit alors d'une popularité bien installée en France et à l'étranger. Elle sort en effet du tournage de Koenigsmark et va bientôt tourner une grosse production allemande Der Rosenkavalier. Son mari est le vétéran Max Maxudian et la vénéneuse baronne de Calix, amante du maître-chanteur, est jouée par Denise Legeay, remarquable malgré une carrière très courte. Dans le rôle du maître-chanteur, on trouve Pierre Daltour dont la carrière s'arrêtera nette deux ans plus tard suite au scandale de l'agression de sa voisine. Le film est cependant largement porté par l'interprétation de sa vedette principale : le japonais Sessue Hayakawa. C'est lui qui prononce la fatale phrase du titre en s'accusant d'un crime qu'il n'a pas commis pour protéger l'honneur d'une amie.
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Huguette Ex-Duflos dans J'ai tué ! |
Étonnement, la distribution devait, à l'origine, être toute autre : Le petit marseillais du 27 mai 1924 annonce que Roger Lion vient de terminer son scénario "C'est moi qui ai tué" qui doit être joué par sa femme Gil Clary, et messieurs André Nox, Donatien et par son assistant André Darel.
Pourtant, si l'on en croit une interview du réalisateur dans Mon Ciné du 8 janvier 1925, le projet est né d'une envie de tourner un film avec un personnage japonais dans le premier rôle, ce qui rentrait dans les faveurs de l'ambassade du Japon, décidée à aider à trouver des fonds dans ce but, pour y faire tourner la vedette Masao Inoue, de passage en Europe. Malheureusement, non seulement Roger Lion trouvait l'acteur "peu photogénique, (...) d'un âge indéfinissable, aux cheveux blancs et aux traits par trop... caractéristiques", mais en plus, celui-ci l'abandonna à la première offre plus avantageuse qui lui fut faite par une compagnie de théâtre.
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Sessue Hayakawa |
Sessue Hayakawa était une vedette japonaise qui avait connu un solide succès aux États-Unis depuis son rôle dans Forfaiture. Ce film de Cecil B. DeMille, encensé par les critiques comme Louis Delluc, avait fait une impression encore plus grande et durable en France (où un remake sera même tourné), de part sa technique novatrice. Le prestige de l'acteur reste alors meilleur qu'en Amérique, et celui-ci viendra donc tourner La bataille en France qui laisse un goût amer aux critiques. Suite à une suite de coïncidence, Roger Lion, parvient à convaincre l'acteur de signer pour interpréter le rôle principal de son film, et il trouve un producteur inattendu pour financer la totalité de l'entreprise. La facture de celle-ci augmente d'ailleurs lorsque Hayakawa décide que la vedette féminine ne peut être, comme prévu, Gil Clary, épouse du réalisateur, car l'actrice est bien trop grande (1m74) comparée à lui.
Moyennement un marchandage sur son salaire, Huguette accepta donc de tourner dans le film, ce qui transforma un petit film presque confidentiel, en grosse production au potentiel international. Le film est donc acheté à l'étranger sur l'affiche uniquement, avant même qu'il soit tourné. Toutes ces négociations ont dû être rapides car Paris Soir annonce déjà Sessue Hayakawa, mais aussi Gil Clary et toujours André Nox le 23 juin 1924. Deux jours plus tard, dans le même journal, il est révélé qu'André Nox tournera finalement Après l'amour avec Maurice Champreux. On notera au passage que le très jeune Maurice Sigrist, lui, participera au tournage des deux films ! Le 26, on annonce Andrée Brabant dans le rôle principal féminin et le 27, dans Comedia, on annonce enfin Huguette, Maxudian, Pierre Daltour et Denise Legeay. Or Roger Lion déclare lui-même avoir donné le premier tour de manivelle le 28 juin, et avoir terminé le tournage le 1er août. C'est le 16 août que j'ai trouvé pour la première fois mention dans L'intransigeant du titre définitif. Si l'on en croit le journal Bonsoir du 31 octobre, Andrew Pellenc a également joué dans le film.
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Maurice Sigrist & Sessue Hayakawa |
La production
Outre les problèmes de distribution, Roger Lion doit trouver la scénariste Frances Guihan que Hayakawa impose pour réaliser le découpage du script, pour avoir l'habitude de travailler avec et qui se trouve être à Paris à l'époque. L'opérateur prévu fit faux bond au réalisateur, et le deuxième, "jeune", lui fit perdre quelques centaines de mètres de pellicule à retourner. Au final, il est difficile de déterminer les noms de ces deux premiers candidats, mais imdb retient bien trois opérateurs, dont aucun n'est un petit jeune qui démarre à l'époque : Paul Castanet, dont c'est au contraire le dernier film, Segundo de Chomón, qui est également plus proche de la fin de sa carrière d'opérateur et réalisateur que du début, et enfin Maurice Desfassiaux, meilleur candidat malgré la présence de plusieurs titres précédents à sa filmographie.
C'est dans la fameuse interview qu'on apprend que l'amie d'Huguette lors de la réception est interprétée par Thyra Seillière, la femme du producteur Richard-Pierre Bodin. Ceci explique pourquoi la société de production créée s'appelle Thyra Film. Ce sera l'unique film de cette société, ne serait-ce que parce que le couple divorce en 1929.
On remarque, lorsque le professeur donne sa conférence au Palais Galliera, un plan pris avenue Pierre Ier de Serbie, avec au fond, l'ancien Palais du Trocadéro. D'après Mon Ciné du 5 février 1925, les extérieurs ont été tournés à Anvers. On fait probablement là référence aux scènes, sans les acteurs principaux, de port lors de l'arrivée et du départ du personnage japonais.
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Au loin, l'ancien palais du Trocadéro |
La sortie et les critiques
Le 18 octobre, le montage est annoncé comme terminé par L'Intransigeant. C'est le 25 octobre à Bruxelles qu'on organise la première mondiale. Le film est présenté par le distributeur Jean de Merly à la presse française le 8 novembre au Colisée à 14h30 à la suite de quoi les premières critiques sont publiées, qui regrette déjà l'intrigue victorienne, à l'image du Quotidien qui parle de "genre factice", de L'écho de Paris qui compare défavorablement le film à Forfaiture et le trouve "pas très bon". Le petit Marseillais est plus enthousiaste qui considère qu'il "répond aux goûts du public" et qu'il "mérite une mention spéciale." De manière générale, tout le monde s'accorde à dire que l'attraction principale est son interprétation, en particulier de ses deux vedettes.
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Sessue Hayakawa dans la scène finale de J'ai tué ! |
Le film sort le 2 janvier 1925 sur les écrans français.
Il existe dans une version reconstituée en 1990 par Renée Lichtig visionnable sur YouTube dans ce qui ressemble à une copie 16mm trop contrastée. Il est toujours triste de voir ces copies où les visages, principaux vecteurs de l'émotion dans des films sans son, sont transformés en halos blancs où l'on ne distingue parfois même pas les yeux ! Pourtant c'est une occasion rare de retrouver deux vedettes internationales dans un film de facture "classique" : pas un chef d’œuvre dont on parle dans tous les livres jusqu'à nos jours, mais pas un navet non plus. Espérons un jour, peut-être, une bonne copie.
C'est tout pour aujourd'hui les amis ! A bientôt !